mardi 30 décembre 2014


Jocasses, pies, éperviers 


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"(...) C'est alors que j'ai aperçu un envol alerte de jocasses. Ces oiseaux, je les vois toujours en bande. Ils se meuvent avec agilité, tel un grand organisme aérien ajouré. J'ai lu quelque part que les jocasses se défendent si un rapace les attaque, par exemple un de ces éperviers indolents qui se laissent planer dans le ciel, comme des esprits saints. Car la volée a une manière assez perfide de combattre, et elle est également capable de se venger: tous les oiseaux s'élèvent d'un coup dans les airs et défèquent tous ensemble sur leur agresseur, des dizaines de fientes blanches atterrissent sur les jolies ailes de l'épervier, le salissent, collant ses plumes et les rongeant de leur acide. Pour se sortir d'affaire, le rapace doit se ressaisir, abandonner sa poursuite et se poser dans l'herbe, écoeuré. C'est à mourir de dégoût tant ses plumes sont souillées, barbouillées d'excréments! Il passe une journée entière, puis une autre encore, à les nettoyer. Il ne dort pas, impossible de dormir avec des ailes aussi crasseuses. Il n'en peut plus de l'odeur infecte qu'il dégage. Il est comme une souris, une grenouille ou une charogne. Il n'arrive pas à enlever la fiente séchée avec son bec, il est frigorifié et l'eau de pluie pénètre facilement son plumage collé pour atteindre sa peau délicate; il se fait rejeter par les siens, les autres éperviers. Ils le prennent pour un lépreux contaminé par une terrible maladie. Sa dignité a été entachée. Tout cela, l'épervier a du mal à le supporter et il arrive que l'oiseau se laisse mourir.

A présent, conscientes de leur force en bande, les jocasses s'adonnaient à des pitreries devant mes yeux, traçant des arabesques dans les airs.






(...) J'ai contemplé les pies pendant qu'elles prenaient leur bain dans une flaque laissée par la neige fondue. Elles me regardaient l'oeil en coin, mais je ne devais pas leur faire peur, car elles s'éclaboussaient de leurs ailes et plongeaient la tête dans l'eau. A observer leurs frétillements joyeux, on comprenait combien ce bain devait être agréable.
Les pies ne peuvent pas vivre sans se baigner fréquemment, paraît-il. De plus, elles sont intelligentes et culottées. Il est de notoriété publique qu'elles volent aux autres oiseaux de quoi construire leur nid et qu'elles y déposent ensuite des objets brillants. J'ai entendu dire qu'il leur arrive parfois de se tromper et de rapporter des mégots incandescents; elles mettent ainsi le feu à la maison sur laquelle elles ont bâti leur nid. En latin, notre bonne vieille pie porte un très joli nom: Pica pica.

Comme le monde est vaste et plein de vie."






Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts
traduit du polonais par Margot Carlier
Editions Libretto, 2014




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En cette veille de Premier janvier 2015, et en compagnie d'une myriade d'oiseaux, je vous souhaite de belles envolées, de doux roucoulements, des plumages multicolores et par-dessus tout de joyeux piaillements pour cette année à venir.

A très bientôt !

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Photos: Les Oiseaux (The Birds) d'Alfred Hitchcock (1963) avec Tippi Hedren

 

mercredi 17 décembre 2014



Nylso & Le fourbi


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Vous vous demandiez où j'étais passée, hein, depuis le temps, je parie (allez, soyez sympa, dites-moi que vous vous inquiétiez, même si ce n'est pas vrai, ça me fera plaisir)

Eh bien, eh bien, ces derniers mois, à défaut d'alimenter ce blog, j'ai travaillé sur la rédaction d'un article, figurez-vous.

Et je peux vous dire que, à mon échelle, ça a été une sacrée aventure.




Au printemps dernier, on me fait une proposition inattendue: faire partie des contributeurs d'une revue en projet, dont le premier numéro sortirait en début d'année 2015. Une revue qui parlerait de littérature, mais pas uniquement, et qui ferait intervenir auteurs, blogueurs, photographes, illustrateurs etc. autour d'une thématique, commune à tous, et qui changerait à chaque numéro.
On me dit que, si ça m'intéresse de participer, la thématique du premier numéro, celle sur laquelle je devrais travailler, serait la suivante: "Ecrire petit".
On me présente la liste des autres contributeurs, liste qui m'enthousiasme en même temps qu'elle me fait dresser les cheveux sur la tête. En effet, je connais déjà le travail de plusieurs de mes futurs coéquipiers (1), que j'admire profondément, et face à qui je me sens, justement, toute petite.

Qu'aurais-je à apporter à ce projet? Comment me mesurer à lui? Comment être à la hauteur?...

... Réflexion faite, je décide de profiter de cette opportunité pour me lancer dans la rédaction d'un texte autour d'un dessinateur, dont l'univers me passionne depuis bien longtemps: Nylso, auteur entre autres de la série de bande dessinée Jérôme d'Alphagraph (en collaboration avec Marie Saur), et dont le blog est une source constante d'émerveillement. Nylso au talent incroyable, curieux de tout, observateur d'une rare finesse, artiste de la lenteur, de la contemplation, voire de l'ennui (dans le meilleur sens du terme); Nylso dont l'amour de la littérature imprègne chacun des albums, et qui m'a fait découvrir, par ce biais, des écrivains qui allaient par la suite prendre une place décisive dans ma vie de lectrice (Robert Walser, entre bien d'autres).

Nylso à qui, donc, je voulais rendre hommage en écrivant cet article.

Il me restait à trouver une concordance entre ce "sujet" et la thématique générale de la revue.
Il me restait, surtout, à le rédiger, cet article.


 


Cela m'a pris du temps, beaucoup de temps, n'ayant pas l'habitude.

Je suis entrée dans un monde parallèle, celui de la rédaction d'un article: un monde où l'on parle en nombre de signes ("Bon, entre 13000 et 15000, ça me paraît bien. A 10% près. Sauf si il y a des illustrations. Du coup, ça réduit d'autant la volumétrie. Allez, disons 12500."), un monde où l'on tente plus ou moins habilement de négocier auprès du rédac'chef un délai supplémentaire pour le rendu du texte (réponse: "Ahhh, non, Clémentine, je suis désolé, ça ne va pas être possible, c'est fin octobre dernier délai... Je compte sur toi!"), un monde où l'on se pose des questions qu'on ne s'était jamais posées ("Ahlàlàlàlà mais la structure d'ensemble, merde! Je n'arrive pas à la saisir, la structure d'ensemble! Faut que je recommence. Nom d'une pipe, je n'y arriverai pas."), où le temps semble soudain s'accélérer ("Quoi? On est DÉJÀ fin octobre?! Mais c'est pas possible, je ne l'aurai JAMAIS rendu à temps!"), où l'on transpire beaucoup devant une feuille blanche - ou un écran blanc - en se disant qu'on serait tellement mieux à penser à autre chose, à sortir faire une balade ou à voir des amis, mais dès qu'on est ailleurs, à faire une balade ou à voir des amis justement, on sent que tout nous ramène à cette satanée feuille - ou ce satané écran, et qu'on va devoir, sans cesse, se confronter à ça, jusqu'à ce qu'on y arrive - car il faut y arriver (on n'a pas le choix: le délai de rendu n'est, donc, pas négociable, et il faudra remettre la copie à telle date. Et, si possible, une belle copie, ce serait quand même mieux pour tout le monde).

Bref, bref, bref. La copie a finalement été rendue à temps; elle est, ma foi, pas si mal (!), c'est donc ma contribution à cette revue à paraître très bientôt, et dont le curieux titre, La moitié du fourbi, augure de découvertes toutes plus ébouriffantes les unes que les autres.






Pour mieux décrire le projet, je laisse la parole au comité de rédaction - sous la houlette de Frédéric Fiolof, fondateur et directeur de la publication - qui a rédigé, pour les besoins du site internet de la revue, ce texte de présentation:

Dans le fourbi du monde, la littérature ouvre des pistes et des espaces. Elle invite aussi à poser le livre et à regarder autour. Le plus loin possible comme à nos pieds, il y a matière à s’étonner, prendre plaisir, s’émouvoir, s’effarer. Au cœur des textes et au-delà des pages, nous faisons le pari de deux gestes portés par une même curiosité, une même envie de donner encore à lire, à voir et à penser. A chaque numéro, une proposition (un thème, un mot, une luciole). La moitié du fourbi l’explore librement, réaffirmant que la littérature est l’exercice jubilatoire le plus sérieux du monde. Une promenade, en somme, à livre ouvert et à livre fermé.


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Je me sens, vous l'aurez compris, on ne peux plus fiérote de faire partie de cette aventure, aux côtés d'une brillante équipe; on ne peux plus fiérote également de faire découvrir - ou redécouvrir - le travail de Nylso auprès des futurs lecteurs de la revue.

Et c'est donc avec un grand sourire et des tremblements d'émotion plein les doigts que je vous annonce la sortie du premier numéro de La moitié du fourbi le 5 février prochain.

En attendant, et c'est important et donc j'insiste lourdement: un appel à souscriptions est lancé, qui vous permettra de réserver votre exemplaire dès maintenant, à un prix préférentiel, et qui offrira un soutien financier non négligeable aux premiers pas de La moitié du fourbi dans le monde.

Lisez-nous! Soutenez-nous! Embarquez avec nous!






A bientôt.



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(1) Mes co-contributeurs sont, par ordre d'apparition au sommaire de la revue: Edith Noublanche, Anthony Poiraudeau, Hugues Leroy, Gilles Ortlieb, Zoé Balthus, Guillaume Duprat, Benoît Vincent, Sylvain Prudhomme, Anne-Françoise Kavauvea, Sabine Huynh, Hélène Gaudy, Romain Verger, Frédéric Fiolof, Samuel Gallet, Simon Kohn, et Jacques Jouet.

Les dessins qui illustrent ce billet sont de Nylso, et sont visibles sur son blog: nylso.aencre.org

jeudi 14 août 2014



Trois femmes puissantes

(portraits de libraires)



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Ce sont mes amies, collègues, partenaires, confidentes. Nous avons fondé nos relations sur l'exercice d'un même métier. Nous possédons un langage et des codes en commun. Nos parcours, nos expériences divergent, mais nous nous retrouvons dans cette drôle de communauté qu'est la Librairie.
Elles sont pour moi, tour à tour, des modèles, des égales, des personnes à qui je peux me mesurer. Et sur qui je peux m'appuyer, en cas de besoin. Elles sont très différentes, chacune ayant développé une énergie qui lui est propre. Les trois passages qui suivent sont des portraits sensibles de libraires - toutes trois de sexe féminin et d'à peu près la même génération, celle née, grosso modo, entre 1975 et 1985.
Avec, pour chaque portrait, un roman qui l'illustre.





C. (Pandore au Congo d'Albert Sànchez Pinol)


C'est avec C., en sa compagnie, que j'ai fait mes armes. Nous avons "grandi" ensemble dans cette profession, étudié au même endroit, décroché notre premier job de libraire ensemble, travaillé en duo. Si je voulais être un peu lyrique (allons-y), je dirais que j'ai eu la chance d'avoir une "soeur de lait", une soeur-jalon, grâce à qui je pouvais sans cesse mesurer mes pas, grâce à qui, perdue, je pouvais retrouver mon chemin.

Nous avons acquis les mêmes réflexes, connu les mêmes doutes, partagé surprises, déceptions et enthousiasmes. Ce qui a fait la différence, c'est que C. a compris avant moi ce que tout apprenti libraire doit intégrer: qu'une librairie doit avoir une âme, certes, mais qu'elle a aussi un corps; un corps qu'il ne faut pas négliger, un corps qu'il faut entretenir, nourrir, nettoyer. Savoir gérer, compter, ranger, classer, trier, saisir, pointer, paperasser, manutentionner, si possible sans faire la gueule car tous ces aspects techniques font partie intégrante du métier, au même titre qu'aimer lire et conseiller, et qu'à ce titre justement, eh bien, ces aspects, aussi rebutants et a priori dévalorisants soient-ils, il faut apprendre à les aimer. Pendant que moi, alors jeune employée naïve et évaporée, je m'accrochais désespérément à mon fantasme du libraire qui passe ses journées à lire (et à rendre compte de ses lectures au cours de soirées apéritives à rallonge), C., ma collègue, ma binôme, moins candide et surtout plus courageuse, se mettait déjà au travail.
Sa force résidait, réside toujours, là: dans cette vision concrète, dans cet état d'esprit ancré dans le réel, dans cette volonté d'aller vers l'essentiel, sans s'embarrasser de représentations, de fioritures. C. se méfie farouchement de l'entre-soi, de l'élitisme, du "dernier-livre-qu'il-faut-avoir-lu", nourrit une sourde colère à l'encontre du mépris social et intellectuel, si prégnant parfois au sein même de milieux culturels prétendument ouverts et tolérants, et peut faire preuve d'un humour féroce pour décrire les personnalités branchées qui hantent ces mêmes milieux. Au cours d'une soirée littéraire un peu chic et mondaine, C. préférera sans doute, à la compagnie de tel ou tel auteur prestigieux, celle du technicien qui ajuste les micros et fait son boulot dans l'ombre. Non seulement ce rapport au monde ne l'empêche pas d'être une libraire hors pair, mais il l'enrichit d'une sensibilité rare, mélange d'intransigeance, de lucidité, et de profonde humanité.

Elle m'avait dit, une fois: "Ce que je recherche, dans la littérature, c'est tout simplement qu'on sache me raconter des histoires". Elle, si pragmatique, si engagée, souhaitait qu'on l'emmène ailleurs. Voire, qu'on la mystifie. Elle m'avait incité à lire Pandore au Congo d'Albert Sànchez Pinol, flamboyant récit d'aventure mi-historique, mi-fantastique, qu'elle avait adoré précisément pour cette raison: l'intelligence machiavélique de l'auteur, sa capacité à jouer avec l'intrigue, les codes romanesques, sa capacité à joyeusement manipuler son lecteur.
C. avait pris un malin plaisir à se laisser duper, et à chaque fois qu'elle évoquait ce roman, son visage s'éclairait.

Nous ne travaillons plus ensemble, désormais, la vie a séparé notre duo, je suis toujours cette libraire vaguement naïve et évaporée (un peu moins quand même), elle est toujours cette libraire animée d'une force vive et entière, combattante, résistant aux vents et aux marées; et cette énergie singulière, et la vue de son visage, sérieux et concentré, qui soudain s'éclaire à l'évocation d'un livre aimé, tout cela me manque, me manque souvent.








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D. (Rue des voleurs de Mathias Enard)


Je me souviens avoir accueilli, il y a longtemps, dans la librairie où je travaillais alors, une jeune stagiaire un peu timide, mais visiblement très curieuse. Elle ne perdait pas une miette de tout ce qui se passait autour d'elle, posait des centaines de questions, débordait d'enthousiasme à chaque mission qu'on lui confiait, s'émerveillait de chaque nouveau livre qui passait entre ses mains, semblait possédée par une soif inextinguible d'apprendre.
Après son stage, les choses ont fait que nous ne nous sommes plus données de contact régulier. Je savais juste que ça se passait bien pour elle, qu'elle travaillait, et que, surtout, elle ne semblait cesser d'apprendre, d'observer, discrètement, tranquillement, patiemment.

Il n'y a pas si longtemps, les choses, de nouveau, ont fait que nous nous sommes retrouvées. Elle était métamorphosée. Elle avait passé toutes ces années à apprendre, à observer, elle avait pris confiance; elle savait, désormais, qu'elle pouvait sortir de sa coquille et passer à l'action. J'ai eu à ce moment-là le sentiment assez fou et unique d'être témoin de l'éclosion d'une "vraie" libraire. J'ai vu D. s'étirer, s'épanouir, se lever, déployer ses ailes, prendre gaiement ses marques, et en l'espace de très peu de temps, devenir un personnage à part entière dans le paysage de la librairie indépendante.
J'ai vu D. se démultiplier, être partout, voguer de festivals en salons littéraires, organiser et animer des rencontres, découvrir tout ce qu'il était possible de découvrir, être sur tous les fronts, se dépenser sans compter, passer ses nuits à lire et ses journées à parler de livres, se présentant à tous et toutes avec une une spontanéité, une bonne humeur désarmantes. Elle représente pour moi un nouveau genre de libraire, mobile, sans cesse en mouvement, connecté, ayant intégré le fait que la communication avec l'extérieur devient un atout décisif dans ce métier. 
De surcroît, D. possède un don de médiatrice, une générosité, un talent pour faire se rencontrer les gens - de fait, elle a provoqué des collusions aussi improbables que fertiles, dont l'évidence se révèle après la rencontre. D. n'aime rien tant que l'idée de (re)composer une famille, articulée autour d'une même passion. Avec très peu de moyens, et sans connaître personne au départ, elle a su fédérer toutes les sympathies, entraîner dans son sillage tous les amateurs de découvertes, d'inattendu. Bossant dans un endroit a priori pas conçu pour faire commerce de romans, D. a su imposer sa ligne, imprimer sa patte, présenter ce qu'elle voulait. Je me souviens de la joie qu'elle avait ressenti d'avoir découvert Rue des voleurs, le beau roman de Mathias Enard paru en 2012, de l'avoir conseillé à tort et à travers, et d'avoir par ce biais remporté l'adhésion de clients pas forcément venus la voir, au départ, pour acheter un livre. Avec elle, la notion de "libraire-passeur" prend tout son sens.

Aux dernières nouvelles, D. a un projet de librairie bien à elle. Un projet audacieux et stimulant. Je sais qu'elle réussira, quels que soient le temps, l'énergie que ça lui prendra. D. est patiente et obstinée. A l'affût. Elle n'a de cesse d'apprendre, d'observer. Encore et toujours.








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E. (L'Absence d'oiseaux d'eau d'Emmanuelle Pagano)


"Tu me conseilles quoi comme lecture, en ce moment?" avais-je demandé à E., alors que je flânais autour des tables de nouveautés dans la librairie où elle était employée, à l'époque. "L'Absence d'oiseaux d'eau" m'avait-elle répondu dans un souffle, et ce souffle, sa gravité, sa pesanteur, valait tous les discours du monde.
L'Absence d'oiseaux d'eau d'Emmanuelle Pagano a été pour moi une lecture bouleversante. Bouleversante comme l'ont été bon nombre de romans que E. m'a suggérés par la suite.
J'aime me faire conseiller par mes ami(e)s libraires, et E. m'a toujours particulièrement étonnée par sa finesse critique, sa pertinence de jugement, sa maturité. Tout comme elle peut me faire éclater de rire quand elle a décidé de descendre en flammes, avec force gesticulations et envolées lyriques, tel ou tel livre qu'elle qualifie d'"imposture", elle peut m'émouvoir aux larmes par la justesse de ses mots, de ses phrases, quand elle me parle d'un livre qu'elle aime et veut défendre. En plus de cette sûreté d'analyse, E. possède ce petit côté théâtral, susceptible de transformer chacune de ses critiques de livres en exercices de style d'une réjouissance absolue.

Quelque temps après la découverte de L'Absence d'oiseaux d'eau, au fil de nos discussions autour des livres et du métier de libraire, elle m'avait déclaré: "Tu sais, j'ai la certitude inébranlable qu'un jour, j'aurai ma propre librairie." Elle avait 27 ans à l'époque. Deux ans plus tard, elle réalisait son objectif, et se mettait à son compte.
Depuis, elle creuse son sillon de jeune libraire devenue chef d'entreprise, avec une aisance, un humour et un recul qui ne laissent rien, ou presque, transparaître des difficultés matérielles, physiques et nerveuses qui accompagnent très certainement son quotidien. E. a la délicatesse des grands professionnels, qui laissent croire que ce qu'ils font est très facile, que tout le monde peut y arriver.
E. a surtout à coeur de ne pas se laisser piéger. Par l'investissement personnel que demande ce travail, brusquement vampirisant si l'on n'y prend pas garde. Par l'épuisement, la lassitude qui guettent sans cesse, par la passion qui peut devenir aliénante, par les compromissions en tout genre, par la tentation de se perdre en mondanités, en ronds de jambes, par le risque permanent de perdre son cap de vue. E. tient à rester vigilante, droite et efficace, impliquée mais sans en faire trop; mesure son temps, respecte son rythme, garde l'équilibre, accorde à sa librairie toute l'attention qui doit lui être accordée, ni plus, ni moins, et sans hystérie. "Car il y a une vie, quand même, en dehors de la librairie!" s'exclame-t-elle en rigolant.

Il y a quelques jours, on a pris toutes les deux le temps d'une balade à la campagne. On a parlé de livres. Elle m'a enchantée, et fait rire, une fois de plus, par son éloquence. Le soleil brillait à travers les nuages, les feuilles des arbres bruissaient sous le vent, la terre collait sous nos pas. C'est vrai que c'est bien, parfois, la vie, en dehors de la librairie.










lundi 21 juillet 2014



Inverness

(Forêt contraire,
un roman d'Hélène Frédérick)


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Inverness... Mais bon sang, où en ai-je entendu parler ces derniers temps? Qui autour de moi a fait référence à cet endroit, cette municipalité du Québec (homonyme d'une ville écossaise); dans quel article, quel livre, quel film ai-je vu ce nom cité? Ce n'est pourtant pas un lieu dont on parle souvent, Inverness; je devrais quand même me souvenir des circonstances de son évocation, pourtant très récente, j'en suis sûre.
Mais non, impossible.
Pourtant, la sensation de déjà vu m'assaille dès la première page où je lis ce nom imprimé, Inverness, dans Forêt contraire, le second roman d'Hélène Frédérick. Sensation troublante, d'un mot, d'un lieu qui se refuse, qui déjà m'échappe à peine sa connaissance faite; sensation accentuée par la sonorité presque fantômatique de ce mot: Inverness, immédiatement résonne en moi comme "hiver", comme "darkness", "never"; immédiatement m'invite à pénétrer des landes hantées, déserts glacés, bois ensorcelés, lieux qui n'existent pas et/ou d'où on ne revient jamais.
C'est donc chargée d'un imaginaire conséquent, lestée de ce nom, Inverness, que j'attaque la lecture de Forêt contraire.







Inverness, la forêt d'Inverness pour être précise, est l'endroit où vient se retirer, pour un temps indéterminé, la narratrice du roman, jeune femme de vingt-huit ans fuyant la ville, les dettes accumulées; cherchant l'oubli et l'anonymat. C'est le récit d'une retraite, voire d'une réclusion, dans un chalet délabré, au coeur d'une forêt dont on aura la sensation, au fur et à mesure de la lecture du roman, que plus rien n'existe au-delà. La forêt d'Inverness comme théâtre d'une vie, minuscule certes, mais qui porte en elle toute la rage, la colère et la sensualité du monde. La jeune femme, seule, s'installe dans cette maison aux murs décrépis et à la véranda penchée, prend ses aises, se dévêt comme on se défait d'une ancienne peau, s'allonge en étoile sur le sol, écoute les bruits environnants, respire, ressent, apprend à se confronter à la nature et aux animaux qui l'approchent; apprend peu à peu à oublier ce qui l'entrave (obligations du quotidien, problèmes d'argent, de logement, de travail), tente de retrouver une manière d'être, plus directe, plus primitive.

"(...) Je cesse d'être une colonne de chiffres qui se termine en négatif; la colonne de chiffres devient vraiment abstraite, illusion, pacotille. Ne l'oublions jamais: elle reste bêtement muette devant un corps étendu en étoile sur un matelas. A côté d'un corps nu d'humain-chat, libre de s'ouvrir à la brise passagère qui traverse la moustiquaire, la colonne de chiffres est une broutille, elle reste là, baba, imbécile."

Ici, point d'hommage écologico-béat aux bienfaits de la nature, point de mode d'emploi aux effluves bio pour une retraite saine et spirituelle. L'héroïne - très incarnée, très attachante - isolée dans sa cabane, fume beaucoup, boit pas mal, titube de temps en temps, lit énormément (Thoreau, Bataille), danse, sort dans les bars aux alentours de la forêt, fait l'amour (à deux parfois, toute seule souvent), revendique l'érotisme comme première forme de liberté, et est régulièrement visitée: d'une part, par le souvenir d'un écrivain disparu au pouvoir d'attraction toujours vivace, d'autre part, par un voisin, ancien comédien, étrangement bienveillant.
Mais au-delà de ces visites, réelles ou fantasmées; au-delà des rencontres et des souvenirs, c'est avec le lieu, la forêt d'Inverness elle-même que l'héroïne va vraiment dialoguer. C'est à travers la forêt, ses bruissements, ses jeux de ténèbres et de lumières, ses silences à nul autre pareils, que la force, le désir débordant de la jeune femme vont pleinement s'exprimer.

"Je suis là, mettons, pour que m'avale Inverness avec sa flore laurentienne et sa faune grouillante des préparatifs de l'automne, que je coule en elle comme le vin coule dans ma gorge, à la manière d'un ruisseau qui parvient à se faufiler librement entre les pierres, sans que rien d'autre qu'un creux et une inclinaison n'intervienne. J'expliquerais ainsi les choses si on venait à passer. Je croise des mammifères, des marmottes, des écureuils, il y a des oiseaux, des geais bleus, et basta. J'ai extrait de mon sac mes trois carnets moleskine à la mode, je les ai posés sur la table en formica. Je pourrais écrire: j'ai entendu un bruit, ce serait vrai, j'entends des bruits, mais parce que depuis le temps j'ai oublié leurs noms, ils n'ont plus de sens ni de texture. Je pourrais chercher à connaître l'heure, fouiller mon sac à nouveau, en sortir le malheureux téléphone portable que m'a prêté Antoine, mais ils sont tous les deux dehors, sur le balcon, l'un fourré dans l'autre, hors de portée de mes oreilles, tout comme je n'entends plus Paris et son tumulte. Installée dans l'arrondi d'une parenthèse, je tente le coup du silence, alors qu'en fait, ici je peux bien le dire, j'ai très envie de hurler."







Sans doute entraînée par le sentiment d'urgence qui règne au coeur de la prose d'Hélène Frédérick, sans doute envoûtée par l'évocation d'Inverness, cet endroit mystérieux dont je reste persuadée qu'on ne revient jamais vraiment, j'ai lu Forêt contraire comme un récit, à la fois brûlant et contemplatif, sur la manière qu'a un lieu de nous habiter, de nous posséder. Et sur la capacité qu'ont certains lieux, à l'instar de cette forêt pour l'héroïne du roman, de nous permettre de (re)conquérir, enfin, notre propre monde.







Forêt contraire d'Hélène Frédérick, paru en février 2014 aux Editions Verticales.



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Images:
Forêt à proximité de Erzhausen, en Hesse (terre natale des frères Grimm). Source: Wikipédia.
Feu de forêt. Source: http://vivelefeu.tumblr.com/page/2

samedi 28 juin 2014


Ecrire un pont


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"Le sultan Bayazid deuxième du nom aimait les ponts.
Parmi tous les ouvrages d'art qu'il fit bâtir dans les vingt-quatre provinces d'Asie et les trente-quatre d'Europe qui composaient alors son Empire, on dénombre: un pont de neuf arches sur le Qizil-Ermak à Osmandjik; de quatorze arches sur le Sakarya; de dix-neuf arches sur l'Hermos à Sarukhan; de six sur le Khabour, de huit sur le Valta, en Arménie; de onze arches courtes et solides pour laisser passer l'armée près d'Edirne, sans compter tous les ponts de bois jetés au hasard des cours d'eau de moindre importance que rencontraient ses janissaires ou ses administrateurs.
Il mourut peu après avoir abdiqué en faveur de son fils Sélim, en 1512, en route vers Dimetoka, lieu de sa naissance, qu'il n'atteignit jamais; le poison administré par un sbire de Sélim, ou ces autres venins que sont la tristesse et la mélancolie, eut raison de celui qui avait rêvé d'un ouvrage signé Léonard de Vinci ou Michel-Ange Buonarroti à Istanbul: il rendit l'âme à proximité du village d'Aya, dit-on, sous son dais rouge et or, près de la pile d'un petit pont sur la route d'Andrinople, à l'ombre de laquelle on l'avait installé."


Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Editions Actes Sud, 2010 



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"Fallait-il encombrer la terre plutôt que le ciel? Fallait-il démontrer sa force, opter pour un ouvrage puissant, une combinaison de pièces massives, lourdes, tel le pont de Maracaibo? Fallait-il un ouvrage transparent, aérien, une construction où les structures concentrent la matière en peu d'éléments, une option de finesse, tel le viaduc de Millau? Fallait-il désenclaver une ville ou souder deux paysages, fallait-il surseoir à la nature, utiliser ses lignes ou s'y incorporer? le Boa ne sait pas, il veut tout. Il veut l'innovation et la référence, l'entreprise florissante, la beauté et le record mondial. Un homme se présente qui a la solution. Il se nomme Ralph Waldo, débarque de São Paulo, c'est un architecte à la fois célèbre et secret. Il entre dans la salle requise pour les auditions du concours, les mains libres et calmes le long du corps. Il décrit la forme qui ramasse les lieux: pour dire l'aventure de la migration, l'océan, l'estuaire, le fleuve et la forêt, la passerelle de lianes au-dessus des gorges et le tablier qui joue au-dessus du vide, il a choisi un hamac hautement technologique; pour dire la souplesse et la force, la flexibilité et la résistance aux forces sismiques, il a choisi un matelotage de câbles et des ancrages de béton massifs; pour dire la cité ambitieuse, il a choisi deux tours de métal enfoncées dans le lit du fleuve, gratte-ciel émetteurs de puissance et capteurs d'énergie; pour dire le mythe, il a choisi du rouge. Soit un pont suspendu d'acier et de béton. L'architecte annonce des mensurations comparables aux plus grands ponts suspendus de la planète, la plupart ponts d'estuaires ou de passes océaniques. Longueur: mille neuf cent mètres; travée centrale: mille deux cent cinquante mètres; largeur: trente-deux mètres; hauteur du tablier au-dessus de l'eau: soixante-dix mètres; hauteur des tours: deux cent trente mètres. Une folie de grandeur, comme un énorme désir dans un très petit corps. Or, Waldo l'affirme, la seule présence de ce pont au coeur de Coca fera paraître la ville plus grande, plus ouverte et plus prospère - un simple de jeu de proportions rapporté aux harmoniques de l'espace, la perception d'un franchissement plus que celle d'un pont, une singularité optique."


Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont
Editions Verticales, 2010








"Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane."


Philippe Rahmy, Béton armé
Editions de La Table Ronde, 2013 



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Images:
Esquisse Projet d'un pont pour la Corne d'Or, attribuée à Michel-Ange, reproduite dans le livre Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard
Photo extraite du film Sueurs froides (Vertigo) d'Alfred Hitchock (1958)



mardi 17 juin 2014


Carrère, Céline & Bouvier


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"Pour qui a toujours eu le sentiment d'exister, l'annonce de la mort est triste, cruelle, injuste, mais on peut l'intégrer à l'ordre des choses. Mais pour qui, au fond de lui, a toujours eu l'impression de ne pas exister vraiment? De n'avoir pas vécu? A celui-ci, le psychanalyste propose de transformer la maladie et même l'approche de la mort en une chance ultime d'exister vraiment. Il cite cette phrase mystérieuse, déchirante, de Céline: "C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que ça, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir."
(...) Je crois qu'il y a des gens dont le noyau est fissuré pratiquement depuis l'origine, qui malgré tous leurs efforts, leur courage, leur bonne volonté, ne peuvent pas vivre vraiment, et qu'une des façons dont la vie, qui veut vivre, se fraie un chemin entre eux, cela peut être la maladie, et pas n'importe quelle maladie: le cancer. C'est parce que je crois cela que je suis tellement choqué par les gens qui vous disent qu'on est libre, que le bonheur se décide, que c'est un choix moral. Les professeurs d'allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. Je suis d'accord, c'est un péché, c'est même le péché mortel, mais il y a des gens qui naissent pécheurs, qui naissent damnés, et que tous leurs efforts, tout leur courage, toute leur bonne volonté n'arracheront pas à leur condition. Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c'est comme entre les pauvres et les riches, c'est comme la lutte des classes, on sait qu'il y a des pauvres qui s'en sortent mais la plupart, non, ne s'en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c'est comme dire à un affamé qu'il n'a qu'à manger de la brioche. Alors, que la maladie mortelle et la mort puissent être pour ces gens-là une chance de vivre enfin, comme l'affirme Pierre Cazenave, je le crois, et je le crois d'autant plus que, s'il faut tout avouer, à certains moments de ma vie j'ai été assez malheureux pour y aspirer. Je pense, écrivant ceci, en être très loin désormais. Je pense même, si présomptueux qu'il soit de le dire, être guéri. Mais je veux me rappeler. Je veux me rappeler celui que j'ai été et que sont beaucoup d'autres.  Je ne veux pas redevenir mais je ne veux pas non plus oublier ni traiter de haut celui que le renard dévorait et qui a commencé, il y a trois ans, à écrire ce récit.
Le Poisson-scorpion, le livre de Nicolas Bouvier que je lisais à Ceylan, se termine lui aussi sur une phrase de Céline, la voici: "La pire défaite en tout, c'est d'oublier, et surtout ce qui vous a fait crever.""


Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne
Editions P.OL., 2009








Il y a des livres qui "font du bien". Des livres qui apaisent, qui dépaysent, qui changent les idées en nous emmenant ailleurs, loin de notre quotidien. Des livres qui font rire, qui étonnent, de par leur ton, leur originalité, leur esprit.
Ces livres qui "font du bien", j'en lis beaucoup, d'abord pour mon travail, puisqu'en librairie je suis souvent amenée à conseiller des personnes qui cherchent des lectures faciles, amusantes, légères, qui leur fasse oublier ne serait-ce qu'un moment les difficultés de la vie. Ces lecteurs-là, assidus ou non, attendent simplement d'un livre, d'un roman, qu'il les divertissent. Je les comprends parfaitement, et fais de mon mieux pour leur trouver, tout en respectant une certaine exigence de qualité (on peut être divertissant sans être simpliste, c'est toujours bon de le rappeler) ce qu'ils cherchent.

Ces livres qui "font du bien", j'en lis beaucoup, ensuite pour mon plaisir, car je considère que cultiver l'humour et une forme de jubilation en littérature a quelque chose de salutaire (souvenir d'une amie libraire qui s'était exclamée, au cours d'une conversation: "On est tellement différentes toi et moi: toi tu n'aimes que les livres qui font rire, moi je n'aime que les livres qui font pleurer!").






Il y a des livres qui font du bien. Et puis, parfois, on tombe sur des livres qui sauvent la vie

Des livres, pour le coup, pas forcément très drôles, ni apaisants.
Des livres qu'on a mis du temps à ouvrir, qu'on découvre avec lenteur et précaution. 
Des livres à tel point justes et dénudés qu'ils semblent avoir atteint l'os même de la vie; qui semblent correspondre, de manière presque effrayante, à des angoisses que l'on peut soi-même vivre, angoisses dont on ne comprend pas l'origine, et suffisamment honteuses pour que l'on n'arrive pas à en parler. Des livres qui sont un écho suffisamment puissant à ces angoisses-là, pour qu'on se dise: "Cet auteur a eu un courage de fou pour écrire cela, alors à mon tour je vais trouver le courage de le lire."
Des livres qui ne font pas à proprement parler "du bien", mais qui ont le pouvoir de changer notre rapport au monde et à soi-même.
Des livres qu'on est incapable de résumer, tant est tenace cette impression que "tout y est".
Des livres qui résonnent comme une rencontre, parce qu'ils ont été découverts à un instant précis de notre existence, et dont on se dit qu'ils n'auraient peut-être pas eu le même impact si ils avaient été lus avant ou après cet instant.

D'autres vies que la mienne d'Emmanuel Carrère, livre découvert seulement ces jours-ci, qui parle de maladie, de mort, mais aussi et surtout du positionnement de soi face à la douleur de l'autre; ce livre donc, va sans doute faire partie de ma très petite liste de livres qui sauvent la vie. Dans cette très petite liste, on retrouve Voyage au bout de la Nuit de Louis-Ferdinand Céline, et Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier: deux livres que Carrère, justement, cite au cours de son propre récit. Impression de miraculeuse coïncidence, de vraie rencontre. Et le soudain rappel que oui bien sûr, ça peut être ça, aussi, la lecture: un trajet chaotique, qu'on entreprend à l'aveuglette, et dont on revient transformé.







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Photos extraites du film Nicolas Bouvier, 22, Hospital Street, film documentaire de Christoph Kühn, autour du séjour que Nicolas Bouvier effectua à Ceylan et qu'il raconta dans son récit Le Poisson-scorpion. 




mardi 3 juin 2014



Bibliothèques


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Cher Monsieur R., ce billet est pour vous.

(Permettez d'ailleurs, cher ami, qu'exceptionnellement ici je vous vouvoie, ce que je ne fais plus depuis un moment déjà dans la vraie vie. Mais ce qui va suivre est une lettre ouverte, ma première; et pour fêter cette première j'ai décidé d'être un peu plus solennelle que d'habitude, ne m'en veuillez pas).

Monsieur R., vous et votre femme faites partie des clients les plus assidus, les plus curieux, les plus charmants, de la librairie où je travaille. Et depuis le temps, au fil des discussions, une complicité amicale s'est développée entre nous.
Il est agréable et étonnant d'ailleurs, ce moment où un libraire et un client s'aperçoivent de concert qu'ils partagent, au-delà de l'amour des livres en général, un intérêt particulier pour un auteur, un mouvement littéraire, un genre un peu obscur ou inhabituel. A ce moment-là, les visages s'éclairent, on s'exclame "Mais ça alors! Vous connaissez, vous aimez cela aussi?!"...
J'ai eu le sentiment qu'il se passait quelque chose de cet ordre entre nous, quand vous avez commencé à me parler de votre goût pour les récits labyrinthiques, les recensions maniaques, les littératures de l'imaginaire, les cabinets de curiosité; quand vous m'avez cité Borges, Jacques Abeille, Pablo de Santis. Des clients qui nourrissent ce genre d'intérêts, je n'en rencontre pas souvent. Votre érudition, votre humour, et surtout votre extrême gentillesse aidant, je ne pouvais que sympathiser avec vous.







Monsieur R., vous venez régulièrement à la librairie les bras chargés de livres provenant de votre bibliothèque, dans le but de nous les offrir. "Je n'ai plus de place... Mes livres envahissent notre maison... J'ai dû faire un tri... C'est dur de m'en séparer... Autant qu'ils soient entre de bonnes mains" me dites-vous à chaque fois, d'un air un peu déconfit. Mais cet air - déconfit - ne le reste pas longtemps: je sais que vous allez bientôt ressortir de la librairie la mine réjouie et les bras chargés de tous les nouveaux livres que vous n'aurez pas pu vous empêcher, entretemps, d'acheter.

En parfait bibliophage/bibliomane/bibliopathe (choisissez le terme que vous préférez), la question de la collection, de l'accumulation, du rangement de vos livres prend une place très importante dans votre vie. Votre maison est devenue une bibliothèque géante et fascinante; il y en a partout ou presque: du sol au plafond, dans chaque pièce et recoin de pièce. J'ai l'impression parfois que vous assemblez vos livres comme on assemble des briques: pour soutenir votre toit, ou construire un second mur. Madame n'est pas en reste d'ailleurs, avec son goût pour les livres d'Art, aussi passionnants que volumineux.






Monsieur R., vous connaissez ce petit livre, nous en avons parlé ensemble, il m'a tellement fait penser à vous: Des bibliothèques pleines de fantômes de Jacques Bonnet. Où l'auteur s'interroge, avec tendresse, sur cette passion de la lecture à la limite de la folie, et qui consiste à ne pas pouvoir se séparer - ou seulement au prix d'intenses souffrances - d'un livre lu, quitte à se retrouver à terme enseveli sous une bibliothèque faramineuse, qui s'étend et s'introduit partout comme le sable du désert, ou croît le long des murs et au sol telle une plante exubérante...

"(...) Nous possédions tous deux une bibliothèque monstrueuse de plusieurs dizaines de milliers d'ouvrages. Non pas de ces bibliothèques de bibliophile aux ouvrages si précieux que leur propriétaire ne les ouvre jamais de crainte de les abîmer, mais une bibliothèque de travail où l'on n'hésite pas à écrire dans les livres, à les lire dans son bain, et où l'on conserve tout ce qu'on a lu - livres de poche compris et les multiples éditions éventuelles d'un même ouvrage - ou que l'on a l'intention de lire plus tard. Une bibliothèque non spécialisée ou plutôt spécialisée dans tellement de domaines qu'elle en devient généraliste."

Dans ce genre de situation, le défi est, bien sûr, de ranger, classer, ordonner tous ces livres. Jacques Bonnet dans Des bibliothèques pleines de fantômes, fait intervenir un spécialiste en la matière: Georges Perec, qui a "jadis courageusement tenté d'énumérer les classements possibles de bibliothèques: alphabétique / par continent ou pays / par couleurs / par dates d'acquisition / par dates de parution / par formats / par genres / par grandes périodes littéraires / par langues / par priorités de lecture / par reliures / par séries."
Tâche dantesque et obsessionnelle, qui possède malheureusement ses limites, comme en témoigne l'expérience personnelle de l'auteur et de ses plus de dix mille livres. Celui-ci se tourne vers des classements plus insolites en se référant à divers traités: "...Ainsi, Christian Galantaris cite ce règlement d'une bibliothèque anglaise de 1863: La parfaite maîtresse de maison veillera à ce que les oeuvres des auteurs hommes et femmes soient décemment dissociées et placés sur des rayons séparés. Leur proximité sauf à être mariés ne saurait être tolérée." L'auteur cite également ce récit de Carlos Maria Dominguez, La maison en papier, où le héros adopte comme principe de rangement les "rapports affectifs", et s'efforce d'éviter de réunir sur un même rayon des auteurs qui ne s'entendent pas entre eux...  

"Il n'osait pas, par exemple, placer un livre de Borges à côté d'un volume de Garcia Lorca, que l'Argentin avait traité d'"Andalou professionnel"! (...) Et bien entendu il n'osait pas non plus placer un roman de Martin Amis à côté d'un roman de Julian Barnes, après que les deux amis se furent brouillés, ni ranger Vargas Llosa à côté de Garcià Màrquez".

La trame du roman d'où est tiré ce petit passage, La maison en papier - trame évoquée par Jacques Bonnet à plusieurs reprises dans son livre - m'intrigue d'ailleurs beaucoup: il y est, apparemment, question d'un bibliomane qui, devenu fou suite à la perte du fichier de classement de ses vingt mille volumes, finit par utiliser tous ses livres pour construire une grande maison, loin de tout, sur une plage isolée...
Monsieur R., je me suis promis qu'un jour, je retrouverai ce livre (épuisé), cette singulière et prometteuse Maison en papier, et vous l'offrirai. Elle semble tant vous correspondre. Ce sera ma contribution - ma brique - à la construction de votre Bibliothèque de Babel personnelle.






Pour finir, cher ami, je vous dois une confidence. En terme de bibliothèques, de collections, de possession ou de non-possession de livres, je suis aussi obsessionnelle que vous. Mais dans le sens inverse. Dans mes rêveries les plus audacieuses, ma bibliothèque (ou ma librairie) idéale ne serait constituée que d'UN SEUL livre. Le livre parfait en quelque sorte, qui trônerait, tel un Graal, au milieu d'une pièce entièrement vide... C'est d'ailleurs cette quête - la recherche éperdue du livre parfait - qui me sert de moteur dans mon quotidien de lectrice, qui me pousse à lire tout ce qui passe à ma portée.

... Et fort heureusement pour moi et pour ma soif de découvertes, je pense que c'est le genre de quête qui ne s'arrête jamais.



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Jacques Bonnet, Des Bibliothèques pleines de Fantômes. Editions Denoël, 2008 (en poche aux Editions Arléa)

Carlos Maria Dominguez, La maison en papier. Traduction de l'espagnol (Argentine) par Geneviève Leibrich. Editions du Seuil, 2004 (épuisé)


Images:
Michelle Lord, City Of The Immortals, Part 9
Erik Desmazières, gravure illustrant La Bibliothèque de Babel de J-L Borges

lundi 28 avril 2014


Une carte de verre brisé


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"Jerome se tenait à l'extrême nord de l'île, regardant la glace, songeant à l'oeuvre de Robert Smithson Map of Broken Glass, le légendaire artiste qui avait transporté des morceaux de verre sur un emplacement particulier du New Jersey, les avait empilés en vrac, puis avait attendu que le soleil se levât pour insuffler à l'ensemble la vitalité qui, savait-il, jaillissait de la fusion du verre brisé et de la clarté aveuglante.
A l'époque, Smithson s'intéressait principalement aux miroirs, et pourtant il avait préféré le verre, comme s'il avait décidé d'exclure et non de refléter le monde naturel. Selon un article que Jerome avait lu, cependant, Smithson en était arrivé à croire que la structure en verre qu'il avait créée était modelée comme le continent englouti de l'Atlantide. Peut-être cela expliquait-il son besoin d'utiliser un matériau évoquant la transparence de l'eau. Mais Jerome était attiré par la brillance et l'impression de danger qui émanait de la pièce: la désintégration de l'expérience et le sentiment qu'on ne peut pas jouer avec la vie sans se couper ni se blesser. Le spectacle offert par la glace à cet instant et à cet endroit, son envolée sur le rivage de l'île, le désordre des constructions arbitraires créées par sa fissuration et sa migration firent l'effet d'un don à Jerome, comme si, de l'intérieur de la terre, une matière chargée d'électricité envoyait des signaux à la surface de tout ce qu'il regardait.






La température s'était nettement radoucie pendant la semaine précédent son arrivée, et la neige profonde gagnait en densité et en plasticité. Les pas de Jerome s'y incrustaient, formant de petites flaques bleues au milieu de congères détrempées, traçant des chemins semi-durables d'un endroit à l'autre, et les herbes et les branches d'arbustes transperçaient la carapace blanche, leurs ombres se déployant comme des cartes fluviales esquissées sur une feuille de papier blanc."




Jane Urquhart, Les rescapés du Styx
traduit de l'anglais (Canada) par Anne Rabinovitch
Editions des Deux Terres, 2007


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Toute occupée en ce moment à la préparation de rencontres que je vais avoir le plaisir d'animer lors d'un festival à Nantes en mai, j'ai peu de temps hélas pour alimenter ce blog...
Cela dit, cette préparation en amont du festival m'offre la chance de découvrir des auteurs de tous horizons, comme par exemple le Mexicain Alberto Ruy-Sanchez (voir mon précédent billet), ou bien la Canadienne Jane Urquhart... Dans Les rescapés du Styx, roman somptueux, elle fait scintiller la glace et la neige des rives du lac Ontario, chante l'amour et la mémoire, l'histoire d'un pays et de ses mutations; révèle toute la poésie des cartes topograhiques, contemple avec fascination des ruines livrées à l'érosion au coeur de paysages grandioses et nus, et rend un vibrant hommage à l'Art capable de transfigurer la Nature (et inversement).



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Images:
Lac Saimaa, Finlande (photo perso)
Robert Smithson, Map of Broken Glass (Atlantis), 1969

dimanche 6 avril 2014


Jardins (encore)


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"(...) Dans les anciens bâtiments, on ouvrira un musée des choses qui se sont faites et défaites à Mogador, et la cour, qui occupe la plus grande partie du terrain, sera transformée en jardin public, espace des plus nécessaires à Mogador, comme tout le monde s'accorde à le dire.

Une commission de citadins a été formée afin de décider de la destination et de la conception de ce jardin, constituée de représentants de professions et d'intérêts divers, deux par spécialité. Pendant plusieurs mois, ces gens ont travaillé en vue de présenter ce qu'ils considéraient comme le meilleur projet de jardin. Mais il s'est alors produit quelque chose d'inhabituel, qui n'aurait peut-être pas été possible s'il ne s'était agi d'un jardin et si chacun des délégués n'y avait mis autant d'intérêt personnel: aucun des projets n'a obtenu plus d'une voix. Nul n'a démordu du sien, comme si sa vie en dépendait. Il est évident que la seule idée d'un jardin éveille dans l'imagination des désirs de paradis où l'on n'investit pas seulement le corps tout entier, mais encore le sens que l'on donne à la vie.






Ainsi, les archéologues ont fait des fouilles et décidé que le jardin devait être une exposition des semences antiques que l'on y a découvertes, où on laisserait, bien entendu, un énorme trou dans le sol pour montrer comment les spécialistes travaillent sur les coupes stratigraphiques.

Les historiens soutiennent que le jardin doit inclure les plantes que les anciens herboristes de la ville ont dessinées dans leurs ouvrages et autres documents conservés aux archives.

Les biologistes pensent que l'on doit présenter un échantillonnage des plantes connues et inconnues, qui seront semées sur le terrain par ordre alphabétique, mais l'un tient à ce que l'on suive l'ordre des noms latins, et l'autre celui des noms communs, pour ranger les plantations.

Les peintres qui ont une grande importance dans la ville, veulent un jardin où terre et plantes soient disposées selon leur couleur. L'un a déjà trouvé un gisement de terre vert citron qui se combine à merveille avec certaines plantes. L'autre ne veut pas d'un cadre abstrait, mais une "installation" où l'on greffera des roses sur des grenades, où l'on mettra des perruques aux cactus, où l'on plantera les arbres tête en bas et racines en l'air, bref, un jardin conceptuel sur lequel régnera une fleur en papier portant un seul mot: "transgression".

Les conservateurs veulent un jardin de "plantes en voie de disparition".

Les écologistes un "poumon vert" pour la ville.

Les religieux un asile de prière et de contemplation.

Les régionalistes une exposition exhaustive représentative de toutes les plantes de leur contrée, et ils se déclarent prêts à arracher et à brûler toutes celles qu'ils estiment exotiques.

Les anthropologues et les ethnologues veulent un jardin de plantes utilisées par les différentes cultures préhistoriques et historiques de la région, dans la cuisine, la médecine, la parure et l'esthétique.

Les architectes ont conçu une coupole en verre couvrant tout le jardin, soutenue à chaque extrémité par une aiguille hypertechnologique, et des fleurs de n'importe quelle espèce, à condition que certaines soient en ciment. 








Face aux difficultés évidentes de pouvoir jamais mettre tout le monde d'accord, on a dû recourir à des commissions internationales d'experts en jardinage. Ils sont arrivés un par un, et loin de se borner à donner leur avis sur les projets proposés, ils ont formulé leur desiderata:

Les Japonais ont dessiné un très beau jardin zen, de sable peigné et de pierres, qui rappelle dans les moindres détails toutes les îles de Mogador vues sous des angles différents, les côtes, la végétation, la mer, et même les nuages.

Les Français ont projeté et défendu un jardin parfaitement géométrique de tous les points de vue. Un jardin si parfait, avec des haies taillées au cordeau, ses changements quasi quotidiens de fleurs et de buissons selon une rotation établie pour deux siècles, que Versailles, à côté, fait figure d'une arrière-cour livrée au chaos.

Les Anglais se sont battus pour une colline artificielle, mais qui n'en aurait pas l'air, et une vallée où tout paraîtrait terriblement involontaire, mais serait strictement et parfaitement contrôlé.

Les Italiens se contenteraient d'un jardin baroque et orientaliste, avec des grottes en forme de gueule géante et mille et une fontaines de bel canto, une pour chaque nuit de Schahrazade. Et d'un labyrinthe sans entrée ni sortie.

Les spécialistes mexicains ont décidé de poser sur la mer, jusqu'à l'intérieur des murailles, quelques îles flottantes extrêmement fertiles, reliées par des canaux, ce qui permettrait d'inonder la ville puis de l'assécher à chaque changement de gouvernement.

Les Brésiliens ont voulu donner une représentation théâtrale de la végétation amazonienne, avec une jungle en carton-pierre, des oiseaux volants et une destruction de la forêt par les marchands de bois. Ils l'ont programmée une fois le matin et une fois le soir tous les jours de la semaine.

Les Péruviens ont présenté un plan impeccable, qui consistait à faire venir à Mogador depuis les contrées les plus riantes de la Méditerranée des millions et des millions de navires chargés de terre fertile. Comme l'ont fait les anciens Quechuas dans leur Vallée sacrée, ils élèveraient toute cette terre en terrasses dans le désert et, ensuite, comme ils l'ont fait à Lima, ils construiraient quelques immenses réservoirs d'eau en béton sur des pylônes, laissant ainsi les archéologues de l'avenir s'interroger sur l'existence d'un peuple adorateur de la Sainte Cuve.

Les Vénézuéliens ont eu l'idée de mêler de la végétation au béton, d'ajouter au mélange des automobiles et d'installer aux quatre coins du jardin une boutique de plantes exotiques splendides.

La discussion dure encore. On prévoit de nouvelles commissions de spécialistes dans l'espoir d'aboutir enfin à une idée pour ce futur jardin qui a si fortement impressionné tout le monde: le jardin idéal, le jardin nécessaire, rempli, pour le moment,de ces exotiques fleurs du coeur que ses jardiniers appellent "des arguments"."








Alberto Ruy-Sanchez, La Peau de la terre
traduit de l'espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli
Editions du Rocher, 2002



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Photos extraites des films suivants:
Meurtre dans un Jardin anglais (The Draughtsman's Contract) de Peter Greenaway (1982)
The Shining de Stanley Kubrick (1980)
L'année dernière à Marienbad d'Alain Resnais (1961)

lundi 24 mars 2014


Effroyables jardins


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Il existe une opération commune au métier de libraire et à celui de bibliothécaire, consistant à faire un point régulier sur les livres en rayon qui ne se vendent/s'empruntent plus, et à extraire ceux-ci du stock afin de faire de la place aux nouveaux arrivants.

En librairie, on appelle cette opération "faire des retours".
Mais je préfère largement le terme employé par les bibliothécaires, infiniment plus poétique, de "désherbage".

Ce "désherbage" est parfois synonyme de retrouvailles heureuses avec des livres oubliés au fond des étagères, et d'interrogations sur le fait que ces livres n'ont jamais, entre nos murs, et malgré leurs évidentes qualités littéraires, trouvé leurs lecteurs.
Dans ce cas, c'est l'occasion de donner à ces livres une nouvelle visibilité en les réinstallant, fièrement et bien en évidence, sur table.

C'est ce qui s'est passé récemment, dans la librairie où je travaille, pour Ruines-de-Rome de Pierre Senges.

Ruines-de-Rome, fabuleux traité de jardinage insurrectionnel, sauvé de l'oubli grâce au désherbage...

... C'est donc avec émotion que je vais vous en dire quelques mots, et puisqu'il est question de désherbage, de jardinage - et que c'est le printemps -, je vais en profiter pour glisser quelques conseils littéraires, glanés ici et là, en matière de plantes et de botanique.






"Voici mon eurêka, ma conversion : ce goudron soulevé, ces pierres délitées, ces lézardes visibles contre la façade d'un immeuble tout proche, je comprends qu'il faut les attribuer à cet arbrisseau discret - vigoureux en dépit de ce mélange de terre morte, d'essence, d'urée tenace, de litière ou de guano coupé de térébenthine dans lequel il plonge ses racines. Depuis ce jour j'envisage ma Fin des Temps - la fin de la ville - sous l'aspect de broussailles, de ronces et de jardins. C'est sous l'aspect d'un cultivateur du dimanche que j'appliquerai, à la lettre si possible, les ordonnances de saint Jean de Patmos, ou celles de ses prédécesseurs."

Comment mener à bien des velléités de Révolution, d'Insurrection, voire d'Apocalypse, quand le charisme manque et que l'on n'a strictement aucun talent pour haranguer le peuple, soulever les foules?
Comment renverser les villes, bouleverser l'ordre établi, mais de façon discrète, pernicieuse, au nez et à la barbe de tous?...
Le narrateur de Ruines-de-Rome, employé du cadastre, jardinier cultivé et fortement influencé par la lecture de L'Apocalypse de Jean de Patmos, va convoquer toutes ses connaissances en matière de mauvaises graines, herbes vivaces, fleurs toxiques et buissons fertiles afin d'établir un plan redoutable d'ensevelissement de l'urbain par le végétal.
En résulte ce livre, construit comme un herbier (l'auteur y recense les noms de plantes les plus incroyables), véritable déclaration de guerre silencieuse, rampante mais implacable, "mené[e] tambourin battant" avec une énergie, une inventivité et une drôlerie qui donnent envie de se rallier, immédiatement et avec enthousiasme, à cette cause botanico-machiavélique.

"Reine de Mai, Gloire de Nantes, Suzan, Hilde, Santa Anna, Armanda, Blonde de Paris, Ondine, Laura, Fluvia et la Blonde Paresseuse. Troupes d'Amazones? de femmes viragos? prostituées repenties se servant du fouet autrement que pour la bagatelle? légions de onze mille vierges défilant pour le quatorze juillet? obscurs agents? artificières infiltrant le monde forain? ou caravelles d'une invincible armarda? Non : tous ces noms désignent des laitues, simples laitues (simples mais miennes), malicieuses laitues, qui n'attendent que la première pluie pour monter."








Toutes ces histoires de plantes inquiétantes, de poisons végétaux, m'ont incité à ressortir de ma bibliothèque personnelle une nouvelle fantastique, lue il y a longtemps, de l'Américain Nathaniel Hawthorne (1804-1864), Rappaccini's Daughter.
Publiée en 1846, réécrite pour le théâtre par Octavio Paz, La Fille de Rappaccini conte la rencontre de Giovanni et de Béatrice, fille du docteur Rappaccini. Celui-ci, savant fou de botanique, cultive dans son jardin des fleurs dont la beauté n'a d'égale que la toxicité. Un effluve de leurs parfums peut tuer à lui seul le moindre oiseau volant au-dessus de leur parterre. Au coeur de ce jardin, au milieu de ces plantes luxuriantes et ensorceleuses, évolue la plus belle réussite de Rappaccini : Béatrice, sa propre fille.

"Jour après jour, son pouls avait battu fiévreusement à l'idée improbable de rencontrer Béatrice, de se trouver avec elle, dans ce même jardin, de se chauffer au soleil oriental de sa beauté, et de lui arracher, les yeux dans les yeux, le mystère qui recelait, croyait-il, l'énigme de sa propre existence. Mais à présent il régnait dans son coeur une quiétude singulière et inattendue. Il jeta un regard dans le jardin et (...) se mit à examiner les plantes.
L'aspect qu'elles avaient absolument toutes lui déplaisait; leur splendeur avait quelque chose d'atroce, de débridé et même d'anormal. Un flâneur, seul en promenade dans une forêt aurait été aussi violemment surpris par la présence de ces plantes à l'état sauvage, que s'il avait aperçu au milieu du fourré une tête fabuleuse qui le dévisageait."

Béatrice a été élevée par son père au contact quotidien de ces poisons végétaux, au point d'en assimiler les propriétés et de devenir, à son tour, une femme-poison, meurtrière à son insu de quiconque la touchant ou la respirant. C'est ainsi que Giovanni, étudiant candide, va tomber sous le charme de sa beauté singulière, et être, à son tour, contaminé...
Ce texte gothique, noir et envoûtant, offre un insolite portrait de femme fatale, objet de désir et de terreur, à l'image des fleurs vénéneuses du jardin de Rappaccini. On pense aux séductrices des récits d'Homère, aux sorcières des contes de Grimm, on pense à la créature de Frankenstein. Et on se laisse prendre, tout comme Giovanni le jeune et malheureux héros, au piège hypnotique des pétales et épines qui parsèment ce récit.







De jardins meurtriers, il est aussi question dans le roman récemment paru de l'Argentin Pablo de Santis, Crimes et jardins. Sur un ton beaucoup plus badin et léger que le texte de Hawthorne décrit ci-dessus; dans une prose élégante et à l'humour discret, Pablo de Santis noue une intrigue policière dans le Buenos Aires de la fin du XIXè siècle.
Le narrateur, jeune détective privé, est chargé de résoudre une série de meurtres visiblement accomplis selon des codes et des rituels précis. Il va rapidement faire le lien entre ces meurtres et une curieuse société secrète, consacrée à l'étude des jardins et de leur symbolique.

"Dans l'histoire des jardins, il y a eu de nombreux modèles, mais deux seulement sont fondamentaux: un qui propose l'ordre, la symétrie, l'artifice, et l'autre qui essaie d'imiter la nature dans sa démesure et ses caprices. (...) Le jardin japonais est un éloge de l'artifice, mais il veut imiter par ses cascades, ses rochers épars et ses feuilles mortes le caprice qui régit la nature. Le jardin anglais est en faveur de la nature et prend la forme d'un bois, mais souvent il écarte le simple désordre naturel et lui préfère le chaos calculé du labyrinthe. En France a dominé l'idée du jardin planifié et parfait, comme sont encore les jardins de Versailles, dessinés par le grand Lenôtre. (...) Les philosophes du jardin ont attribué à ces deux formes deux origines différentes: le jardin naturel, c'est l'Eden; le jardin ordonné, l'Atlantide."

Au-delà de la trame policière, extrêmement classique mais savamment ficelée, l'auteur nous invite à découvrir la part ésotérique et obscure des jardins, à travers les siècles et les cultures, et nous plonge avec ravissement dans un univers fait de mythes, de signes, d'allégories. On y croise les adeptes de différentes écoles: jardins de ruines, jardins statuaires, jardins primitifs ou rimés... Tous ont pour vocation de refléter l'ordre - ou le désordre - du monde. Avec, pour clé de l'intrigue (et point névralgique de bien des jardins): le labyrinthe, réel ou imaginaire.
Une plongée toute symboliste, surréaliste, à la fois sanglante et distinguée, sous l'influence de Borges et d'Agatha Christie... Pour un livre qui se lit, au passage, très facilement et avec grand plaisir.





Bon jardinage, amusez-vous bien.



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Pierre Senges, Ruines-de-Rome. Editions Verticales, 2002 (poche: Points Seuil)

Nathaniel Hawthorne, La fille de Rappaccini. Traduction de Dominique Lescanne, in Histoires fantastiques (collection de poche Pocket)

Pablo de Santis, Crimes et jardins. Traduction de François Gaudry. Editions Métailié, 2014.


Images:
Plantes dangereuses, planche issue du Larousse Médical de 1912.
Fleurs de Datura, Danny Steve.