lundi 24 février 2014


De la psychanalyse urbaine,
des lapins et des sangliers


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Rire aux éclats en lisant un essai d'urbanisme.
Je ne pensais pas que cela m'arriverait un jour.
Un essai, plus précisément, de "psychanalyse urbaine".
A priori, deux disciplines (la psychanalyse et l'urbanisme) qui ne prêtent pas à la franche rigolade.

Et pourtant...








Cette "Introduction à la psychanalyse du monde entier" est un objet hybride, entre la thèse historico-architecturale solidement documentée, et le compte-rendu de vraies-fausses conférences psychanalytiques absolument délirantes.

On y trouve une série d'études de cas initiées par l'ANPU (Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine) et son directeur, Laurent Petit. Sous l'éminent parrainage de La Corbusière - qui signe la préface de cette "Introduction" - l'Agence a en effet relevé l'ambitieux pari de psychanalyser villes et zones urbaines, afin d'en faire ressortir traumas enfouis, blessures inconscientes, et de les amener à la guérison à coups de séances de catharsis collectives, d'études morphocartographiques, d'allusions crypto-linguistiques, et, bien sûr, de jeux de mots lacaniens.



"Première grande découverte morphocartographique de l'histoire de la psychanalyse urbaine.
Le lapin de Wattrelos."



"...Au niveau morphocartographique cette fois-ci, science qui permet quant à elle, de mettre en évidence des formes inconscientes dans le tracé des cartes des territoires étudiés, on s'est vite aperçu que le plan de [la ville de] Wattrelos laissait apparaître une forme de lapin! C'était encore une fois loin d'être une coïncidence là aussi puisqu'en astrologie urbaine cette fois-ci, le lapin est signe de fécondité et c'est justement par Wattrelos qu'étaient arrivés depuis la Belgique les vagues d'immigration qui au XIXè siècle ont peuplé Tourcoing et Roubaix! La présentation de cette première grande découverte morphocartographique de l'histoire de l'ANPU avait suscité des hurlements d'enthousiasme (...). Le public présent dans le chapiteau n'eut guère le temps de se remettre de ses émotions que nous mettions en évidence une autre découverte morphocartographique proprement inouïe: dans le dessin même de la Zone de l'Union se cachait tout simplement un sanglier, un sanglier qui jouait au ballon!... Un sanglier sur lequel était juché en plus de tout ça, un cavalier (!!) (...) Alors que certaines personnes de l'assistance commençaient à arracher leurs habits sous le coup de la stupéfaction, des femmes à demi-nues se jetant sur la scène improvisée pour l'occasion, nous avions rebondi sur cette nouvelle découverte en proposant de sangler le cavalier au sanglier et de placer l'étrier à un endroit bien précis correspondant très précisément à l'emplacement de l'un des deux cafés du coin encore en activité sur le site en chantier et qui avait pour nom Chez Salah. Au-delà de la similarité phonétique Salah avec ça là, cette coïncidence mettait en évidence (...) l'importance capitale qu'avaient eue les estaminets dans la vie sociale lors de la Révolution industrielle."




"Découverte morphocartographique capitale dans l'histoire de la psychanalyse urbaine.
Le sanglier de la Zone de l'Union."



Six cas de psychanalyse urbaine ont été choisis, à titre d'exemple, pour ce livre: Vierzon, les Côtes d'Armor, Tours, la Zone de l'Union (Roubaix-Tourcoing-Wattrelos), Marseille et Alger.
On y découvre, entre autres révélations bouleversantes, le drame de "L'Eczéma pavillonnaire" breton, la guerre larvée que se livrent punks à chiens et grand-mères en plein centre-ville tourangeau, ainsi que les pulsions homosexuelles refoulées de Marseille. 

On y découvre aussi les "remèdes thérapeutiques" proposés, au cas par cas, par l'ANPU: déploiement de Z.O.B. (Zones d'Occupations Bucoliques), création de Cimetières festifs, "conçus comme des lieux de promenades où l'on pourra installer des jeux pour enfants voire des crèches et des bars-restaurants, y organiser régulièrement des bals musette ou des nuits des morts-vivants"; construction d'immeubles respectant la psychologie de la ville: 

"Nous avons par exemple proposé des tours d'habitation en forme de bouteille ou de tonneaux lors de la psychanalyse urbaine de la Communauté Urbaine de Bordeaux - opération Bouillon CUB - en forme d'andouille à Vire - opération On n'a qu'une Vire! - ou en forme de pot au lait à Parthenay - opération Parthenay particulier..." 

On apprend enfin que ces études de cas, présentées à chaque fois aux habitants des villes concernées sous forme de conférences publiques, se sont terminées la plupart du temps par une orgie grandiose, provoquée par "l'enchantement sans bornes" d'une population enfin libérée de ses entraves inconscientes, grâce aux bons soins de l'ANPU.

Et mine de rien, entre deux fous rires, on s'interroge sur pas mal de points, présentés ici sous une forme parodique mais qui n'en sont pas moins pertinents: l'étalement des zones périurbaines, la diminution des campagnes, les bouleversements démographiques et les transformations environnementales et culturelles que ceux-ci entraînent...

Un petit manuel, donc, riche en réflexions proprement enthousiasmantes, novatrices, excitantes - et désopilantes. A mettre entre toutes les mains, qu'elles soient expertes en urbanisme, en psychanalyse, ou non.


Dernière chose: j'ai eu vent très récemment de la réaction d'un architecte à qui l'on avait offert La ville sur le divan
Celui-ci aurait été complètement scandalisé, qualifiant ce livre de "grand n'importe quoi absolument pas sérieux".
En conclusion, et pour répondre à cet architecte, j'ai envie de citer Laurent Petit, fondateur de l'ANPU, qui, au cours d'un des chapitres de La ville sur le divan, revient sur les débuts de cette fabuleuse aventure urbanistique: "...Nous savions que nous étions à l'avant-garde d'un courant de pensée sans précédent, que seules les générations futures pourraient comprendre et apprécier à leur juste valeur..."

Tâche ingrate, parfois, que celle d'être un précurseur.



(photo Charles Altorffer) 


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Laurent Petit, La ville sur le divan. Introduction à la psychanalyse urbaine du monde entier!
Editions La Contre-Allée (2013)

Et pour découvrir les incroyables faits et gestes de l'A.N.P.U., c'est icihttp://www.anpu.fr/



vendredi 21 février 2014


Interlude ongulé


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 "Quant à l'hippopotame, je ne m'en consolerai pas. "Plus inquiétante, dit textuellement la presse, est l'inertie de l'hippopotame." J'adore l'hippopotame; il est myope, il est triste, il a la peau trop longue et les dents mal plantées, il vit par couple, il sait marcher sous l'eau, il a l'air d'une grand-mère anglaise; à quinze jours, à deux mois, c'est une charmante bestiole, il dévore une prairie pour son petit-déjeuner. Comme lui j'aime rêver dans les fleuves. Le découragement de l'hippopotame est une des choses les plus tristes qui soient."


Alexandre Vialatte, Bestiaire (textes choisis)
Editions Arléa (2007)


  





"Monsieur le directeur de l'école primaire de ***,
j'ai bien reçu, ce matin à la librairie, votre demande de devis pour une liste de livres Jeunesse que vos enseignants souhaiteraient proposer à leurs élèves.
J'ai juste un petit problème concernant l'un des titres figurant dans votre liste: "L'Hippopotame Vert".
En effet, après avoir fait maintes et maintes recherches, je ne trouve aucun livre pour enfant portant ce titre.
Par contre j'ai découvert un album s'intitulant "L'Hippopotame Bleu".
Serait-ce une confusion de votre part?...
Je vous remercierai de me communiquer au plus vite la couleur exacte de votre hippopotame, afin que je puisse établir le devis dans les meilleurs délais.
Bien cordialement."


Clémentine Vongole, mail envoyé ce midi à l'école primaire de ***







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Images:
Illustration d'Honoré pour le livre Bestiaire d'Alexandre Vialatte aux Ed.Arléa
Figurine d'hippopotame, Département des Antiquités égyptiennes (vers 3800 - 1710 av. J.-C., Musée du Louvre



vendredi 14 février 2014


Ron Rash, Andrus Kivirähk
et les serpents


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"Laurel repensa à une anecdote que Slidell avait racontée à son père. Un jour d'hiver, Ginny et lui avaient arraché une énorme souche de chêne dans son pré, et en-dessous se trouvaient une bonne cinquantaine de serpents à sonnette et de vipères cuivrées, noués en une grosse boule. Le sol était couvert de neige et Slidell avait expliqué que les corps sombres s'étaient séparés et mis à ramper sur cette blancheur, et qu'on aurait dit qu'il avait ouvert une faille dans l'enfer lui-même."



Ron Rash, Une terre d'ombre
traduit de l'anglais par Isabelle Reinharez 
Editions du Seuil (2014)






"J'étais tout excité. Même si j'étais souvent allé chez les serpents, je ne connaissais pas les terriers où ils hivernaient. (...) Maman, Salme, Oncle Vootele et moi, nous suivîmes deux gros reptiles à travers la forêt, puis nous empruntâmes un long passage en pente douce qui débouchait sur une grande salle toute chaude où il faisait noir comme dans un four. Mais c'était une obscurité agréable, douce et caressante. Nos yeux s'y habituèrent à une vitesse surprenante, et bientôt je distinguai de nombreux serpents confortablement roulés en boule.
Au centre de la pièce , il y avait une énorme pierre blanche. C'était sans doute justement grâce à elle que l'on voyait si bien dans la pénombre. Il n'en émanait pas à proprement parler de lumière, mais elle était si claire qu'autour d'elle l'obscurité se faisait comme transparente.
"Qu'est-ce que c'est que cette pierre?" demandai-je à Ints, qui rampait vers moi en remuant la queue pour me saluer.
"L'hiver, c'est elle qui  nous fournit notre nourriture. Il suffit de la lécher pour se rassasier. Elle est d'une grande antiquité, et pourtant elle a toujours la même taille. Essaie, lèche un coup, tu verras comme c'est bon!"
Je m'approchai de la pierre et léchai. C'était doux comme du miel, et je continuai jusqu'à me sentir complètement rassasié. C'était comme si j'avais mangé tout un élan.
"Tu n'auras pas faim avant plusieurs jours. C'est comme ça que nous passons la mauvaise saison. Nous léchons, nous sommeillons pendant deux ou trois jours, nous léchons de nouveau. Il fait chaud et il n'y a pas de bruit, le sommeil vient vite."
Nous nous installâmes, et je dois avouer qu'il me suffit de me coucher pour qu'une lassitude fort agréable s'empare de moi. Je tournai une ou deux fois sur moi-même comme un renard et m'endormis aussitôt.
De cet hiver, je n'ai que les souvenirs les plus merveilleux. Mes songes me nageaient autour sans jamais m'abandonner, même lorsque, dans un état de semi-inconscience, je me traînais jusqu'à la pierre blanche pour me nourrir, les yeux fermés et le corps tout engourdi. Dans les ténèbres familières, on entendait respirer des centaines de reptiles endormis; maman, ma soeur et mon oncle étaient quelque part au milieu d'eux; Pärtel et les autres transfuges semblaient n'être que des ombres qui se dissolvaient instantanément lorsque l'esprit, par hasard, se perdait en eux, et je n'avais qu'une seule pensée: qu'est-ce que c'est bon de dormir!"


Andrus Kivirähk, L'homme qui savait la langue des serpents
traduit de l'estonien par Jean-Pierre Minaudier
Editions Tripode (2013)







L'homme qui savait la langue des serpents et Une terre d'ombre: deux lectures miraculeuses, découvertes à un an d'intervalle - février de l'année dernière pour la première, ces jours-ci pour la seconde.

Deux livres où il est question - de manière très différente - de superstition, de fables, de magie, de guerre: de la puissance de la nature, de son âpreté, de sa sensualité; de la violence des hommes, de leurs croyances et leurs terreurs.
Deux livres où il est aussi question, au détour d'une page, du sommeil des serpents...

... de quoi donner presque envie de se retirer à son tour pour tout l'hiver, de se rouler en boule au fond d'un confortable terrier, en compagnie de reptiles somnolents, d'une pierre blanche au goût de miel, et de livres bien sûr, beaucoup de livres - pourvu qu'ils soient aussi enchanteurs que ceux précités.



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Images:
Gravure d'Ulisse Aldrovandi
Couverture du livre L'homme qui savait la langue des serpents: illustration de Denis Dubois (http://denisdubois.blogspot.fr/)