lundi 24 mars 2014


Effroyables jardins


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Il existe une opération commune au métier de libraire et à celui de bibliothécaire, consistant à faire un point régulier sur les livres en rayon qui ne se vendent/s'empruntent plus, et à extraire ceux-ci du stock afin de faire de la place aux nouveaux arrivants.

En librairie, on appelle cette opération "faire des retours".
Mais je préfère largement le terme employé par les bibliothécaires, infiniment plus poétique, de "désherbage".

Ce "désherbage" est parfois synonyme de retrouvailles heureuses avec des livres oubliés au fond des étagères, et d'interrogations sur le fait que ces livres n'ont jamais, entre nos murs, et malgré leurs évidentes qualités littéraires, trouvé leurs lecteurs.
Dans ce cas, c'est l'occasion de donner à ces livres une nouvelle visibilité en les réinstallant, fièrement et bien en évidence, sur table.

C'est ce qui s'est passé récemment, dans la librairie où je travaille, pour Ruines-de-Rome de Pierre Senges.

Ruines-de-Rome, fabuleux traité de jardinage insurrectionnel, sauvé de l'oubli grâce au désherbage...

... C'est donc avec émotion que je vais vous en dire quelques mots, et puisqu'il est question de désherbage, de jardinage - et que c'est le printemps -, je vais en profiter pour glisser quelques conseils littéraires, glanés ici et là, en matière de plantes et de botanique.






"Voici mon eurêka, ma conversion : ce goudron soulevé, ces pierres délitées, ces lézardes visibles contre la façade d'un immeuble tout proche, je comprends qu'il faut les attribuer à cet arbrisseau discret - vigoureux en dépit de ce mélange de terre morte, d'essence, d'urée tenace, de litière ou de guano coupé de térébenthine dans lequel il plonge ses racines. Depuis ce jour j'envisage ma Fin des Temps - la fin de la ville - sous l'aspect de broussailles, de ronces et de jardins. C'est sous l'aspect d'un cultivateur du dimanche que j'appliquerai, à la lettre si possible, les ordonnances de saint Jean de Patmos, ou celles de ses prédécesseurs."

Comment mener à bien des velléités de Révolution, d'Insurrection, voire d'Apocalypse, quand le charisme manque et que l'on n'a strictement aucun talent pour haranguer le peuple, soulever les foules?
Comment renverser les villes, bouleverser l'ordre établi, mais de façon discrète, pernicieuse, au nez et à la barbe de tous?...
Le narrateur de Ruines-de-Rome, employé du cadastre, jardinier cultivé et fortement influencé par la lecture de L'Apocalypse de Jean de Patmos, va convoquer toutes ses connaissances en matière de mauvaises graines, herbes vivaces, fleurs toxiques et buissons fertiles afin d'établir un plan redoutable d'ensevelissement de l'urbain par le végétal.
En résulte ce livre, construit comme un herbier (l'auteur y recense les noms de plantes les plus incroyables), véritable déclaration de guerre silencieuse, rampante mais implacable, "mené[e] tambourin battant" avec une énergie, une inventivité et une drôlerie qui donnent envie de se rallier, immédiatement et avec enthousiasme, à cette cause botanico-machiavélique.

"Reine de Mai, Gloire de Nantes, Suzan, Hilde, Santa Anna, Armanda, Blonde de Paris, Ondine, Laura, Fluvia et la Blonde Paresseuse. Troupes d'Amazones? de femmes viragos? prostituées repenties se servant du fouet autrement que pour la bagatelle? légions de onze mille vierges défilant pour le quatorze juillet? obscurs agents? artificières infiltrant le monde forain? ou caravelles d'une invincible armarda? Non : tous ces noms désignent des laitues, simples laitues (simples mais miennes), malicieuses laitues, qui n'attendent que la première pluie pour monter."








Toutes ces histoires de plantes inquiétantes, de poisons végétaux, m'ont incité à ressortir de ma bibliothèque personnelle une nouvelle fantastique, lue il y a longtemps, de l'Américain Nathaniel Hawthorne (1804-1864), Rappaccini's Daughter.
Publiée en 1846, réécrite pour le théâtre par Octavio Paz, La Fille de Rappaccini conte la rencontre de Giovanni et de Béatrice, fille du docteur Rappaccini. Celui-ci, savant fou de botanique, cultive dans son jardin des fleurs dont la beauté n'a d'égale que la toxicité. Un effluve de leurs parfums peut tuer à lui seul le moindre oiseau volant au-dessus de leur parterre. Au coeur de ce jardin, au milieu de ces plantes luxuriantes et ensorceleuses, évolue la plus belle réussite de Rappaccini : Béatrice, sa propre fille.

"Jour après jour, son pouls avait battu fiévreusement à l'idée improbable de rencontrer Béatrice, de se trouver avec elle, dans ce même jardin, de se chauffer au soleil oriental de sa beauté, et de lui arracher, les yeux dans les yeux, le mystère qui recelait, croyait-il, l'énigme de sa propre existence. Mais à présent il régnait dans son coeur une quiétude singulière et inattendue. Il jeta un regard dans le jardin et (...) se mit à examiner les plantes.
L'aspect qu'elles avaient absolument toutes lui déplaisait; leur splendeur avait quelque chose d'atroce, de débridé et même d'anormal. Un flâneur, seul en promenade dans une forêt aurait été aussi violemment surpris par la présence de ces plantes à l'état sauvage, que s'il avait aperçu au milieu du fourré une tête fabuleuse qui le dévisageait."

Béatrice a été élevée par son père au contact quotidien de ces poisons végétaux, au point d'en assimiler les propriétés et de devenir, à son tour, une femme-poison, meurtrière à son insu de quiconque la touchant ou la respirant. C'est ainsi que Giovanni, étudiant candide, va tomber sous le charme de sa beauté singulière, et être, à son tour, contaminé...
Ce texte gothique, noir et envoûtant, offre un insolite portrait de femme fatale, objet de désir et de terreur, à l'image des fleurs vénéneuses du jardin de Rappaccini. On pense aux séductrices des récits d'Homère, aux sorcières des contes de Grimm, on pense à la créature de Frankenstein. Et on se laisse prendre, tout comme Giovanni le jeune et malheureux héros, au piège hypnotique des pétales et épines qui parsèment ce récit.







De jardins meurtriers, il est aussi question dans le roman récemment paru de l'Argentin Pablo de Santis, Crimes et jardins. Sur un ton beaucoup plus badin et léger que le texte de Hawthorne décrit ci-dessus; dans une prose élégante et à l'humour discret, Pablo de Santis noue une intrigue policière dans le Buenos Aires de la fin du XIXè siècle.
Le narrateur, jeune détective privé, est chargé de résoudre une série de meurtres visiblement accomplis selon des codes et des rituels précis. Il va rapidement faire le lien entre ces meurtres et une curieuse société secrète, consacrée à l'étude des jardins et de leur symbolique.

"Dans l'histoire des jardins, il y a eu de nombreux modèles, mais deux seulement sont fondamentaux: un qui propose l'ordre, la symétrie, l'artifice, et l'autre qui essaie d'imiter la nature dans sa démesure et ses caprices. (...) Le jardin japonais est un éloge de l'artifice, mais il veut imiter par ses cascades, ses rochers épars et ses feuilles mortes le caprice qui régit la nature. Le jardin anglais est en faveur de la nature et prend la forme d'un bois, mais souvent il écarte le simple désordre naturel et lui préfère le chaos calculé du labyrinthe. En France a dominé l'idée du jardin planifié et parfait, comme sont encore les jardins de Versailles, dessinés par le grand Lenôtre. (...) Les philosophes du jardin ont attribué à ces deux formes deux origines différentes: le jardin naturel, c'est l'Eden; le jardin ordonné, l'Atlantide."

Au-delà de la trame policière, extrêmement classique mais savamment ficelée, l'auteur nous invite à découvrir la part ésotérique et obscure des jardins, à travers les siècles et les cultures, et nous plonge avec ravissement dans un univers fait de mythes, de signes, d'allégories. On y croise les adeptes de différentes écoles: jardins de ruines, jardins statuaires, jardins primitifs ou rimés... Tous ont pour vocation de refléter l'ordre - ou le désordre - du monde. Avec, pour clé de l'intrigue (et point névralgique de bien des jardins): le labyrinthe, réel ou imaginaire.
Une plongée toute symboliste, surréaliste, à la fois sanglante et distinguée, sous l'influence de Borges et d'Agatha Christie... Pour un livre qui se lit, au passage, très facilement et avec grand plaisir.





Bon jardinage, amusez-vous bien.



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Pierre Senges, Ruines-de-Rome. Editions Verticales, 2002 (poche: Points Seuil)

Nathaniel Hawthorne, La fille de Rappaccini. Traduction de Dominique Lescanne, in Histoires fantastiques (collection de poche Pocket)

Pablo de Santis, Crimes et jardins. Traduction de François Gaudry. Editions Métailié, 2014.


Images:
Plantes dangereuses, planche issue du Larousse Médical de 1912.
Fleurs de Datura, Danny Steve.


mardi 18 mars 2014


Comment réussir sa vie de libraire 
quand on est - un peu - misanthrope   

(interlude nombriliste)



"Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l'air d'un adolescent entra chez un libraire et demanda qu'on voulût bien le présenter au patron. Ce que l'on fit. Le libraire, un vieil homme très digne, dévisagea avec attention ce garçon qui se tenait devant lui un peu gêné, et l'invita à parler. "Je veux être libraire, dit le jeune homme, c'est une envie que j'ai et je ne vois pas ce qui pourrait m'empêcher de la suivre jusqu'au bout. Je me suis toujours imaginé le commerce des livres comme quelque chose de merveilleux, un bonheur, et il n'y a aucune raison pour que j'en sois privé plus longtemps." 

Robert Walser, Les enfants Tanner



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Quand j'étais étudiante, et que je me préparais à un avenir radieux dans ce que l'on appelle le secteur des "Métiers du livre", j'ai eu l'opportunité de rencontrer beaucoup de libraires et de les interroger sur leur parcours, ainsi que leurs motivations.

"Pourquoi êtes-vous libraire ?" leur demandais-je à chaque fois.

La plupart me répondaient par ces phrases : l'amour d'un métier basé sur la générosité, le goût du partage, l'envie d'être "passeur", de transmettre sa passion de la lecture.
Des mots très forts, très beaux dans la bouche de personnes admirables, mais qui résonnaient en moi de manière un peu gênante : je voulais moi-même faire ce métier, j'étais décidée depuis longtemps déjà, mais au fond je sentais que je n'étais pas comme cela : ni foncièrement généreuse, ni partageuse. Au contraire, je possède de sérieuses dispositions au repli sur soi, voire à la misanthropie.

Etais-je vraiment faite pour ce métier ?
Et, au fait, pourquoi voulais-je absolument être libraire ?...

... Je me posais ces questions, en même temps que je les posais aux autres, et puis j'ai fait la connaissance d'une femme hors du commun, enthousiaste, passionnée, fumant clope sur clope derrière le comptoir de sa librairie (on était en 2000, on pouvait encore fumer dans les lieux publics à l'époque - et les libraires que je connaissais ne s'en privaient pas), et qui, à ma question "Pourquoi êtes-vous libraire", m'a répondu, avec un petit sourire : "Pour avoir près de moi tous les livres que je veux. Rien d'autre."

En l'entendant, je me suis sentie soulagée. C'était une autre réponse que celles qu'on m'avait faites jusque là. Et à mes yeux, elle avait autant de valeur. Elle me correspondait.






Etre libraire répond pour moi à deux besoins finalement très égoïstes et surtout très enfantins : celui d'être en permanence entourée de livres, et celui de "jouer à la marchande".
Nulle vocation philanthropique, nul sentiment altruiste, nulle ambition (je suis salariée, et me mettre à mon compte n'est pas pour moi un objectif à atteindre à tout prix), encore moins de plan de carrière. Juste le besoin de conserver, dans ma vie d'adulte, des fragments d'enfance : lire, et jouer la comédie.

Ce qui ne m'empêche pas évidemment de faire mon boulot le plus sérieusement possible. D'avoir une très, très haute estime de cette profession. De l'accomplir avec l'état d'esprit d'un artisan : rien ne doit être laissé au hasard, tout vient avec l'expérience, patience et longueur de temps, cent fois sur le métier remettre son ouvrage. Des préceptes que l'on relie habituellement au travail manuel, et qui s'accordent a priori moins avec une profession à dominante intellectuelle comme celle de libraire, mais qui, en fait, en constituent la base. Cela fait presque quinze ans que je fais ce travail, je vois le chemin parcouru, je vois les multiples erreurs, les maladresses, les énormités, et je me prends souvent à penser qu'il me faudra encore quinze bonnes années pour être enfin une libraire confirmée. Et c'est une idée plutôt stimulante.






Dans ce travail, c'est simple, j'aime tout. Même les tâches les plus ingrates. Même décharger les dizaines de kilos de cartons des palettes, même déchirer ces mêmes cartons, une fois vidés, pour les mettre à la benne; même pointer des pages et des pages de factures, même biper des centaines de codes barre, même m'énerver au téléphone avec des fournisseurs qui ont oublié des commandes dans leur dernière livraison. J'aime expliquer à mes amis que le quotidien du libraire, ce n'est pas lire, c'est plutôt tout ce que je viens de décrire plus haut, et que ce quotidien, loin de me frustrer, me plaît. J'aime passer d'une discussion bassement matérielle avec un diffuseur au sujet des conditions commerciales qu'il nous accorde, à une envolée lyrique devant un client au sujet d'un livre que j'ai adoré.
J'aime ce mélange de poésie et de trivialité. La tête dans les étoiles et les mains dans le cambouis, en quelque sorte.

Et puis, il y a ce point d'orgue, ce mélange d'attirance et de rejet, tout ce qui fait l'ambiguïté de mon rapport avec ce travail : la relation avec les clients.



"Auriez-vous un livre avec deux femmes, quatre hommes, et trois enfants?... 
"Auriez-vous un livre où tout se passe dans un bois?... 
"Auriez-vous un livre dans lequel une princesse croit trouver la mort... et se rend compte ensuite qu'en fait, elle a trouvé l'amour? 
"Auriez-vous un livre dont l'héroïne s'appelle Teresa? 
"Auriez-vous un livre qui contienne à plusieurs reprises le mot mansuétude?...
"Auriez-vous un livre avec Gary Cooper?... 
"Auriez-vous un livre sans aucun appareil électroménager?...
"Voyons, voyons... dit le libraire. Même pas un frigidaire?
"Surtout pas un frigidaire."

Régis de Sa Moreira, Le libraire



Dans ma librairie idéale, mes clients seraient parfaits, façonnés selon mes critères : cultivés sans être pédants, curieux sans être trop bavards, extrêmement sympathiques, à l'écoute de mes conseils, ayant les mêmes goûts littéraires que moi. Ils ne viendraient jamais m'embêter les jours où je suis très occupée ou de mauvaise humeur, ils attendraient patiemment que j'aie fini la rédaction d'un laborieux devis de dix pages pour me solliciter.
Last but not least, ils reviendraient TOUS me voir, des larmes aux yeux et des mercis sur les lèvres, parce que grâce à moi ils ont découvert Eric Chevillard et que ça a changé leur vie.

Malheureusement - heureusement - il n'y a pas de librairie idéale et les clients sont des gens comme les autres. Et mon métier fait que je suis dans l'obligation de m'adapter à eux, à leur état d'esprit, leurs demandes, leurs exigences, leur façon de penser qui est, parfois, souvent, loin d'être la mienne. Je dois éviter de me poser en surplomb, de m'imaginer porter la seule bonne parole, la seule façon de lire qui soit légitime. En d'autres termes, je dois absolument éviter d'être désagréable face à quelqu'un qui devant moi fait un éloge de Marc Lévy ou de 50 nuances de Grey. Ce n'est pas facile, mais il y a certainement un moyen de s'entendre.

Cette obligation d'adaptation réserve bien des surprises. Les clients ne sont pas forcément là où je les attends. Leurs personnalités dépassent mes stéréotypes, mes schémas tous tracés : la bourgeoise coincée au nom à particule, la vieille dame bigote, le militaire bas du front... Mes rencontres les plus enrichissantes dans le cadre du boulot se sont faites au moment où j'ai accepté de baisser les armes, de découvrir la personne au-delà du cliché, d'être surprise. C'est là que la bourgeoise coincée se révèle être une véritable pasionaria d'extrême-gauche, et que le militaire a priori obtus nourrit une passion pour Julien Gracq et la poésie scandinave. Quant à la vieille dame bigote, elle me raconte avec un sourire coquin l'histoire d'amour incendiaire que sa tante aurait vécue avec Fréhel, célèbre chanteuse de cabaret des années 20...
C'est un métier qui apprend l'humilité.






Cela dit, pour être honnête : il y a des jours où je déteste viscéralement mes clients, où j'ai envie d'envoyer balader quiconque s'adresse à moi, où j'ai envie de me réfugier dans ma tanière avec mes bouquins et ne plus donner signe de vie. Des jours où le naturel - misanthropie, timidité, recherche effrénée de solitude - revient au triple galop. Mais c'est là justement que je considère que l'exercice de ce métier est la chose la plus précieuse pour moi tout simplement parce qu'il m'oblige. Il m'oblige à revenir au monde, à être à l'écoute, à m'impliquer. Il m'oblige à parler, à sourire, à regarder les gens droit dans les yeux alors qu'au fond je suis terrorisée. Il m'oblige à l'empathie, à l'écoute de la personne en face de moi. Et bien souvent je m'aperçois que ces jours d'humeur sauvage et autiste, sont précisément les jours où je serai - ou tenterai d'être - la plus attentive, la plus aimable. C'est comme un défi : Plus c'est difficile, plus je m'applique. Plus l'humeur est brutale, plus j'ai envie de la dompter. Une maîtrise rigoureuse de soi, une discipline de l'esprit qui me fait parfois penser à un art martial... Autant dire que cette gymnastique est, au quotidien, un peu fatigante. Mais j'avoue qu'une des grandes fiertés de ma vie professionnelle est que mes clients n'y voient que du feu. Qu'ils ne s'aperçoivent pas à quel point tout est travaillé, que je parviens à leur offrir l'illusion du naturel.
D'ailleurs je considère que jouer la comédie, ne pas leur montrer ma vraie facette est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une marque de respect vis-à-vis d'eux.

Souvent, j'aime imaginer la librairie où je travaille comme un théâtre : l'espace de vente étant la scène, et la réserve, les coulisses. J'ai la chance immense d'exercer un métier que j'ai choisi, un métier que j'aime, un métier où je suis, comme je l'ai toujours voulu, entourée de livres. Et pour mériter cette chance, je me dis que c'est la moindre des choses d'offrir, au coeur de ce théâtre, le spectacle le plus abouti.






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Photos extraites des films suivants:
Café Lumière de Hou Hsiao Hsien (2004)
Sueurs froides (Vertigo) de Alfred Hitchcok (1958)
Le Grand Sommeil (The Big Sleep) de Howard Hawks (1946)
Drôle de frimousse (Funny Face) de Stanley Donen (1957)






lundi 3 mars 2014


Anarchitecture


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Ci-dessous, un extrait du roman de Sylvain Prudhomme, L'affaire Furtif.
Ce roman d'aventures vif et utopique met en scène, entre autres personnages, un architecte aux idées radicales : Youri Spassky.
Celui-ci, exilé volontaire sur un îlot désert, perdu au milieu de l'océan, rédige un manifeste - Towards an anarchitecture - qui sera retrouvé dans une bouteille, plusieurs années après sa disparition.
Je reproduis ici la première partie de ce manifeste.









"Youri Spassky,
VERS UNE ANARCHITECTURE


L'architecture est un paternalisme
1. Depuis des siècles les villes sont faites par un petit nombre d'habitants, pour tous les autres. Ce petit nombre s'appelle : les architectes, les urbanistes.
2. Depuis des siècles les villes sont faites d'en haut. Tombent toutes bâties sur les habitants, lesquels doivent composer avec.
3. Depuis des siècles il y a les habitants, et puis il y a les architectes qui construisent les maisons des habitants. Qui disent aux habitants où il faut qu'ils dorment, où il faut qu'ils s'assoient pour regarder la télévision, où il faut qu'ils reçoivent leurs amis, où il faut qu'ils fassent du sport, où il faut qu'ils garent leur voiture.
4. Pire que l'architecte, il y a l'urbaniste. L'architecte ne sévit qu'à l'échelle de l'immeuble. Mais l'urbaniste nuit à la ville entière.
5. Le résultat de siècles d'architecture et d'urbanisme: des citadins réduits par la routine au rôle d'usagers. Des villes d'aliénés.


Robinson
1. Robinson : un bricoleur. Un débrouillard. Un aliéné qui, pressé par les circonstances, s'émancipe.
2. Une ville de Robinsons : assurément mieux qu'une ville d'aliénés. Pourtant Robinson s'arrête en chemin. Examinons un instant son île, une fois civilisée. A quoi ressemble-t-elle ? A n'importe quelle autre ville civilisée. Robinson a rebâti l'ordre ancien, à l'identique. Il s'est comporté en architecte.
3. La vérité : Robinson aspire à l'architecture.
Il n'a que faire de la table rase, s'empresse d'en annuler les effets en restaurant les principes séculaires.
Sous Robinson, il y aura toujours des Vendredis.
4. Le côté bricoleur de Robinson, sans son côté architecte : ce sera l'anarchitecture.







Principes d'anarchitecture
1. L'anarchitecture sera le règne de la caisse à outils.
2. L'anarchitecture ne sera pas le contraire de l'architecture. Elle ne sera pas davantage une alternative à l'architecture, ni une architecture alternative. Architecture est le nom d'un savoir. Anarchitecture sera le nom d'une vacance. Vacance de savoir. Vacance de surplomb. Il n'y aura pas de discipline appelée anarchitecture. L'anarchitecture sera éparpillement. Dispersion. Pollinisation de la ville entière par la caisse à outils.
3. Les architectes existent. On peut parler des architectes, du personnage de l'architecte. On peut même dire "l'architecte", en utilisant un article défini. On ne pourra pas dire "l'anarchitecte".


L'anarchitecture établie
1. L'anarchitecture établie, il n'y aura plus de regardeurs. Il n'y aura que des acteurs.
2. L'anarchitecture établie, il n'y aura plus de plans avant les travaux. Il n'y aura plus ni plan ni travaux. Simplement du travail. L'ancien monde travaillé. Attaqué par mille foreuses imperceptibles qui le cribleront de trous de souris, d'alvéoles, de niches. De toutes parts à la fois le grand corps pourrissant des villes sera livré au bistouri des habitants. Ici une bicoque viendra s'enfoncer comme un coin entre deux maisons qui devront lui faire place. Là, un trottoir sera transformé en patinoire. Là, une mezzanine suspendue au-dessus d'un quai de métro. Chacun selon son tempérament.
3. Les cabanes de fortune qu'on voit s'ériger au coin des rues. Les bidonvilles qui envahissent les terrains vagues et jusqu'aux trottoirs des mégalopoles. Autant d'indices que l'anarchitecture est là. Rampante. Prête à croître.
4. Tout le système architectural est fait pour résister à l'anarchitecture. Aussi faut-il ne pas s'étonner si elle ne prend encore que des dehors peu enviables. Si elle est pour l'heure l'apanage des exclus, des démunis.
Que les défenses architecturales sautent - qu'on les fasse sauter - que les moyens techniques mis au service de l'architecture changent de mains : on aura des surprises."



Sylvain Prudhomme, L'affaire Furtif
Editions Burozoïque, 2010







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Images:
Gravures de Giovanni Battista Piranesi