samedi 21 février 2015


  
Tiksi

(Comme un feu furieux,
un roman de Marie Chartres)


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"Tiksi n'était plus depuis longtemps un port de pêche, avec ses bateaux, ses matelots venus à terre chercher du feu, de la nourriture ou de la compagnie. Tiksi était devenue une ville creuse, vidée de toute vie. Elle avait ses rituels, ses coutumes, son histoire, ses enfants, ses mères et ses pères, ses adultes riants, mais rien de ce qui restait ne semblait vivant."

Je l'ai cherchée, sur mon vieux globe terrestre datant de 1976, et je l'ai finalement trouvée, la ville de Tiksi: touchant presque le sommet du globe, au-dessus du cercle polaire arctique, au bord de la mer de Sibérie. Là où il est difficile d'imaginer que des villes puissent se dresser, et que des gens puissent les habiter. Pourtant, Tiksi existe bel et bien (j'ai envie d'écrire: coûte que coûte), et ses rues, son ciel, ses paysages, ses habitants se dessinent sous nos yeux avec une clarté singulière, dans le très beau roman de Marie Chartres, Comme un feu furieux.




Au coeur de la nuit polaire comme au coeur de leur vie, les protagonistes de ce roman avancent à l'aveuglette. On suit pas à pas la jeune héroïne, Galya, adolescente rêveuse et terriblement attachante, fragilisée, à l'instar de son père et de ses frères, par la mort de sa mère un an auparavant. Chacun de ses gestes, chacune de ses sensations, sont captés par l'auteur avec une étonnante précision, une infinie délicatesse.

"Le noir se cachait partout autour de nous. Il pendait comme un épais rideau le long des fenêtres. Il était là et m'entourait comme une grosse écharpe, il nous accompagnait du matin au soir. (...) Mes mains étaient des papillons, elles tâtonnaient le long des murs, des placards et du lavabo, à la recherche du savon ou de ma brosse à dents. Papa voulait faire des économies sur l'électricité alors depuis longtemps il nous obligeait à nous repérer dans le noir, pour que le noir puisse prendre l'apparence des choses que nous cherchions. Par exemple, la casserole que j'ai saisie pour préparer le petit déjeuner n'avait pas la forme d'une casserole, c'était juste la forme noire que j'attrapais pour la mettre sur le feu. La plupart des objets familiers deviennent un jour ou l'autre invisibles, et on continue tout de même à les saisir ou à les toucher."

Du moindre petit objet, a priori insignifiant, jusqu'à l'immensité glaciale des aurores boréales, tout prend sens, son, couleur, épaisseur. L'environnement au sein duquel évoluent les personnages est dépeint avec une attention minutieuse, par un auteur visiblement doté d'une sensibilité remarquable, faisant preuve d'un amour et d'un immense respect pour le plus petit détail, à la fois de son histoire et du cadre de son histoire. Par la grâce de ce regard, la ville de Tiksi, décharnée, mal-aimée, théâtre d'une tragédie intime, devient un personnage à part entière du roman, sujet d'attraction et de répulsion. Tiksi que l'héroïne, Galya, cherche à fuir, mais qui pourtant la retient; Tiksi qui contient le souvenir de sa mère, et qui, à ce titre, est si difficile à abandonner.

"Avant de me relever, dans le noir, j'ai pensé à Maman, étendue dans cet océan désert et neigeux, à la blancheur de la lune tombant sur son visage, et je me suis demandé si c'était là son rêve, un lieu aussi froid que celui-là, aussi loin de tout, aussi improbable. Un cimetière d'eau, un cimetière de glace. Durant quelques secondes, j'ai cru voir son visage, elle semblait ouvrir la bouche, puis le vent a poussé un cri perçant et Maman a disparu. (...) Je pensais toujours à elle, là-bas, dans son cercueil de glace. j'imaginais que c'était elle qui possédait le plus beau. Mon esprit se déployait autour d'elle comme se déployait la mer."






Tiksi, qui, avant ce roman, avait fait l'objet d'une série de photographies, réalisées par une jeune photographe elle-même native de cette ville, Evgenia Arbugaeva. C'est d'ailleurs autour de ces photographies que Marie Chartres a construit son propre récit. A travers les images de l'une comme à travers les mots de l'autre, on explore une ville abandonnée du monde, dévorée par le vide, mais où surgissent toujours des notes de couleur, de douceur. Tiksi, autrefois prospère, désormais exsangue, mais qui, pour ne pas mourir, et par le regard conjugué de ces deux artistes, devient peu à peu une terre de légendes.






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Marie Chartres, Comme un feu furieux, Editions L'Ecole des Loisirs (collection Medium), 2014.

Images:
Globe terrestre de 1976 (photo perso)
Photographie tirée de la série Tiksi de Evgenia Arbugaeva. http://www.evgeniaarbugaeva.com


samedi 31 janvier 2015


Neige et promenade


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"Même si l'hiver semble donner à tout l'apparence de la mort, dans la lumière nouvelle de la forêt, on recommence à vivre. On avance, plongés dans cette blancheur, source de lumière, entre les hauts troncs couverts d'une mousse d'argent, et le temps aussi devient irréel; l'on vit dans un monde métaphysique comme dans un rêve: le corps n'a plus de poids, le pas de marche est sans fatigue, et l'on avance, vagabondant d'une pensée à l'autre. Dans cet infini, parmi les arbres couverts de neige, les choses de la vie aussi semblent plus claires."

Mario Rigoni Stern, Saisons
traduit de l'italien par Marie-Hélène Angelini
Editions La Fosse aux Ours, 2008







"Se promener:
A peine suis-je parti me promener, mes pensées se remettent à courir, parce que leur circulation interne est activée par les voies visuelles. Les fruits du ravissement de l'oeil éveillent le désir de la langue, la formulation anime les bonds des pensées, les pensées esquissent ou crayonnent un monde à moi avec son espérance et son impuissance, son étendue et ses limites. Avant tout, le moi existentiel se relève à nouveau comme un polichinelle de son sommeil dans le caniveau et se met à se mouvoir, à questionner, à se souvenir. Cela ne se produit qu'en marchant. La promenade amorce la course folle à travers le monde sous le crâne. Chaque chose en déclenche une autre qui se consume au fil de la mèche en tout sens et provoque l'éclosion de différents foyers et finalement un incendie généralisé - tout s'anime."

Paul Nizon, Marcher à l'écriture
traduit de l'allemand par Jean-Claude Rambach
Editions Actes Sud, 1991







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Images:
Être maître de soi, photographie de Gilbert Garcin
Cabane, dessin de Nylso 

dimanche 25 janvier 2015



Autour de Pierre Michon


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lui: -"De tous les auteurs que j'ai lus, Pierre Michon est sans aucun doute l'un de ceux qui m'ont le plus marqué. Vies minuscules, son premier roman, a été une lecture bouleversante pour moi. C'est un livre qui, d'une certaine manière, a changé ma vie.

moi: - Comment ça?

lui: - Parce qu'on sent qu'à travers l'écriture de ce livre, l'auteur a affronté bien des périls. Il s'est confronté à sa propre folie, à sa douleur de vivre, a trouvé la force de les combattre, et on sent que ce combat se joue au coeur même de l'écriture, du roman. Et, en tant que lecteur, on ne peut que se sentir concerné, directement impliqué, extrêmement touché. J'ai senti que mon rapport au monde n'était plus tout à fait le même après.

moi: - Eh bien pour moi, Pierre Michon reste une énigme. J'ai essayé plusieurs fois de lire les Vies minuscules dont tu parles, eh bien, à chaque fois je bute sur quelque chose, je ne sais pas quoi. Je n'arrive pas à "accéder" au livre, je ne le comprends pas. Il me fait l'effet d'un monument, autour duquel je tournerais sans cesse, sans pouvoir trouver l'entrée."






En général, je n'aime pas qu'un livre me résiste. Mon ego de lectrice me pousse à, face à un texte réputé "difficile" (recherches stylistiques audacieuses, narration sinueuse), m'acharner dans sa lecture pendant des semaines, des mois (des années?) jusqu'à obtenir - ou pas - ce que je considère comme un petit miracle: la compréhension totale du livre, du sens. Recevoir la grâce, au prix d'une longue bataille, d'accéder enfin au texte, de pouvoir dompter la phrase, d'accompagner l'auteur le long de la route - semée d'embûches - qu'il nous propose, d'entrer dans une sorte de dialogue secret avec lui, font partie des choses de la vie les plus belles que je puisse connaître.

Avoir essayé - trop jeune - de lire Marcel Proust, Julien Gracq, et avoir finalement renoncé, a été pour moi un échec cuisant. Avoir retrouvé ces deux écrivains bien des années plus tard, avoir la surprise de les comprendre enfin, de les "atteindre", de les aimer profondément, a été une très émouvante victoire.
Un ressenti d'ailleurs assez ambigu, quand j'y pense: le sentiment éperdu et sincère de s'élever, de s'enrichir, d'aller au-delà de soi-même, de trouver dans la langue de l'auteur une façon d'être à la vie et au monde que l'on va s'approprier et qui va nous porter très loin; ce sentiment est parfois (souvent!) entaché par l'obstination arrogante - et épuisante - à viser l'élite, à faire partie d'une certaine "aristocratie littéraire", qui nous donne le droit de lire et de penser mieux que les autres, et de jeter d'une pichenette aux orties tel ou tel auteur réputé "trop facile". A ce petit jeu-là je dois avouer que je me prête de temps en temps, et, oui, clamer haut et fort que j'aime lire Proust, c'est évidemment très sincère, mais je sais aussi que ça fait assez chic. Alors ça m'arrive de frimer un peu. Mais bon, j'ai conscience de tout cela (mes limites, mes failles etc.), et puis je suis si fière d'avoir "gravi" telle ou telle lecture (un peu comme un alpiniste qui parvient au sommet d'une montagne) que je n'arrive pas à m'en cacher, et puis zut, que voulez-vous, c'est humain, on ne se refait pas.







Cela fait des années que les livres de Pierre Michon me résistent. J'en retire un mélange de désespoir et de curiosité. Pierre Michon, né en Creuse en 1945, considéré par beaucoup comme l'un des plus grands écrivains français vivants, et dont le premier livre, "Vies minuscules" dans lequel l'auteur parle de ses origines, a transporté bon nombre de mes proches (amis, collègues, clients de la librairie), au point de changer des vies (voir plus haut). Beaucoup m'ont fait l'éloge de la profonde humanité, et surtout de l'écriture, ciselée, prodigieuse, magnifique, de cet auteur par ailleurs passionné de poésie et de peinture (plusieurs de ses livres, Les Onze, Maîtres et serviteurs, Vie de Joseph Roulin, évoquent la vie de peintres tels Van Gogh, Goya ou Watteau).
J'ai tenté, à plusieurs reprises, de lire Pierre Michon, notamment Vies minuscules. Je n'y parviens pas. Quelque chose me paralyse, le propos se détourne de moi. Je tente d'attraper la phrase au vol, je ne la saisis pas. La phrase s'échappe à mon approche. Je me sens pataude, lente d'esprit. Désarmée. C'est extrêmement vexant, déstabilisant, et surtout, incompréhensible. A ma tentative de lecture de Maîtres et serviteurs, j'ai eu clairement le sentiment de me tenir trop près d'un tableau de maître, et d'être incapable du moindre mouvement de recul, mouvement qui me permettrait pourtant d'embrasser l'ensemble du chef d'oeuvre, de contempler à mon aise chaque détail merveilleux. Je sens que je touche du doigt un objet sublime, mais la compréhension me fait défaut.
Comment faire? Accepter, sans doute, que le moment n'est pas encore venu pour moi, que le moment viendra peut-être un jour, où je trouverai la clé, déchiffrerai l'énigme. En attendant, je continue de tourner autour du monument, tout en saisissant de temps en temps à la volée des éclairs, des fulgurances qui me frappent de plein fouet quand au détour d'une page de Rimbaud le fils, je me trouve aveuglée, stupéfaite par tant de beauté (en attendant de la posséder dans son ensemble, je l'effleure brièvement et cela compte déjà beaucoup):

"On dit qu'après Bruxelles, Verlaine étant dans Mons, bien avant les champs de bananes Rimbaud revient au bercail; que dans un grenier des Ardennes, à Roche, au beau milieu de terres et de bois où les paysans de la lignée maternelle avaient couché en vaines moissons leurs vies jusqu'à Vitalie Cuif, au temps de la moisson, cet effroyable jeune homme, cette brute, ce petit coeur de fille, écrivit Une saison en enfer; que du moins, s'il la commença ailleurs, chez Baal, dans des métropoles où la civilisation était tombée sous la patte de Baal, la patte enfumée, futuriste, il la finit ici, dans ce trou rural hautement civilisé, dans la clarté antique des moissons. Et quand ils rentraient de la cuisine entre deux tombereaux de gerbes, le frère, les deux petites soeurs, la mère avec sa tête de décembre en plein juillet, quand par exemple à quatre heures de l'après-midi ils s'accordaient un peu d'ombre, dans l'ombre fraîche se coupaient du pain dans du vin frais pour reprendre plus bravement leur danse affairée sous le soleil, ces moissonneurs entendaient là-haut sangloter l'auteur de la Saison; et dans ces sanglots depuis un siècle on a voulu entendre du deuil, la perte de Verlaine, la débâcle des ambitions littéraires, le plomb reçu une bonne fois dans l'aile; le deuil aussi de la voyance, des trucs magiques pour faire tenir le verbe, toutes momeries futuristes que la Saison désavoue sans ambages; mais je me demande si ces sanglots, ces cris, ce poing en cadence martelant la table, ça n'était pas au-delà de tout deuil une joie très antique et toute pure. C'étaient peut-être les sanglots du grand style, quand par hasard une fois dans votre vie la grâce vous le fait tomber sur la page: ceux que la phrase juste vous arrache quand elle vous tire en avant, ceux qui vous brisent quand le rythme juste vous pousse furieusement dans le dos, et qu'alors ébloui au milieu vous dites le vrai, vous proférez le sens, et vous ne savez pas comment, mais vous savez qu'à l'instant sur la page c'est le sens, c'est le vrai; vous êtes ce petit homme qui dit le vrai; et vous n'en revenez pas que dans un triste trou des Ardennes, à Terrier des loups, au plus près d'une vieille femme noire et insensée, le sens se soit servi de votre main de brute, de votre deuil de brute, de votre coeur de fille, pour une fois encore apparaître dans sa défroque de mots."

Pierre Michon, Rimbaud le fils
Editions Gallimard, 1991
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L'oeuvre de Pierre Michon est éditée en grande partie aux Editions Verdier et Gallimard.

Photo: Pierre Michon par Michel Vanden Eeckhoudt

 

mardi 30 décembre 2014


Jocasses, pies, éperviers 


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"(...) C'est alors que j'ai aperçu un envol alerte de jocasses. Ces oiseaux, je les vois toujours en bande. Ils se meuvent avec agilité, tel un grand organisme aérien ajouré. J'ai lu quelque part que les jocasses se défendent si un rapace les attaque, par exemple un de ces éperviers indolents qui se laissent planer dans le ciel, comme des esprits saints. Car la volée a une manière assez perfide de combattre, et elle est également capable de se venger: tous les oiseaux s'élèvent d'un coup dans les airs et défèquent tous ensemble sur leur agresseur, des dizaines de fientes blanches atterrissent sur les jolies ailes de l'épervier, le salissent, collant ses plumes et les rongeant de leur acide. Pour se sortir d'affaire, le rapace doit se ressaisir, abandonner sa poursuite et se poser dans l'herbe, écoeuré. C'est à mourir de dégoût tant ses plumes sont souillées, barbouillées d'excréments! Il passe une journée entière, puis une autre encore, à les nettoyer. Il ne dort pas, impossible de dormir avec des ailes aussi crasseuses. Il n'en peut plus de l'odeur infecte qu'il dégage. Il est comme une souris, une grenouille ou une charogne. Il n'arrive pas à enlever la fiente séchée avec son bec, il est frigorifié et l'eau de pluie pénètre facilement son plumage collé pour atteindre sa peau délicate; il se fait rejeter par les siens, les autres éperviers. Ils le prennent pour un lépreux contaminé par une terrible maladie. Sa dignité a été entachée. Tout cela, l'épervier a du mal à le supporter et il arrive que l'oiseau se laisse mourir.

A présent, conscientes de leur force en bande, les jocasses s'adonnaient à des pitreries devant mes yeux, traçant des arabesques dans les airs.






(...) J'ai contemplé les pies pendant qu'elles prenaient leur bain dans une flaque laissée par la neige fondue. Elles me regardaient l'oeil en coin, mais je ne devais pas leur faire peur, car elles s'éclaboussaient de leurs ailes et plongeaient la tête dans l'eau. A observer leurs frétillements joyeux, on comprenait combien ce bain devait être agréable.
Les pies ne peuvent pas vivre sans se baigner fréquemment, paraît-il. De plus, elles sont intelligentes et culottées. Il est de notoriété publique qu'elles volent aux autres oiseaux de quoi construire leur nid et qu'elles y déposent ensuite des objets brillants. J'ai entendu dire qu'il leur arrive parfois de se tromper et de rapporter des mégots incandescents; elles mettent ainsi le feu à la maison sur laquelle elles ont bâti leur nid. En latin, notre bonne vieille pie porte un très joli nom: Pica pica.

Comme le monde est vaste et plein de vie."






Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts
traduit du polonais par Margot Carlier
Editions Libretto, 2014




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En cette veille de Premier janvier 2015, et en compagnie d'une myriade d'oiseaux, je vous souhaite de belles envolées, de doux roucoulements, des plumages multicolores et par-dessus tout de joyeux piaillements pour cette année à venir.

A très bientôt !

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Photos: Les Oiseaux (The Birds) d'Alfred Hitchcock (1963) avec Tippi Hedren

 

mercredi 17 décembre 2014



Nylso & Le fourbi


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Vous vous demandiez où j'étais passée, hein, depuis le temps, je parie (allez, soyez sympa, dites-moi que vous vous inquiétiez, même si ce n'est pas vrai, ça me fera plaisir)

Eh bien, eh bien, ces derniers mois, à défaut d'alimenter ce blog, j'ai travaillé sur la rédaction d'un article, figurez-vous.

Et je peux vous dire que, à mon échelle, ça a été une sacrée aventure.




Au printemps dernier, on me fait une proposition inattendue: faire partie des contributeurs d'une revue en projet, dont le premier numéro sortirait en début d'année 2015. Une revue qui parlerait de littérature, mais pas uniquement, et qui ferait intervenir auteurs, blogueurs, photographes, illustrateurs etc. autour d'une thématique, commune à tous, et qui changerait à chaque numéro.
On me dit que, si ça m'intéresse de participer, la thématique du premier numéro, celle sur laquelle je devrais travailler, serait la suivante: "Ecrire petit".
On me présente la liste des autres contributeurs, liste qui m'enthousiasme en même temps qu'elle me fait dresser les cheveux sur la tête. En effet, je connais déjà le travail de plusieurs de mes futurs coéquipiers (1), que j'admire profondément, et face à qui je me sens, justement, toute petite.

Qu'aurais-je à apporter à ce projet? Comment me mesurer à lui? Comment être à la hauteur?...

... Réflexion faite, je décide de profiter de cette opportunité pour me lancer dans la rédaction d'un texte autour d'un dessinateur, dont l'univers me passionne depuis bien longtemps: Nylso, auteur entre autres de la série de bande dessinée Jérôme d'Alphagraph (en collaboration avec Marie Saur), et dont le blog est une source constante d'émerveillement. Nylso au talent incroyable, curieux de tout, observateur d'une rare finesse, artiste de la lenteur, de la contemplation, voire de l'ennui (dans le meilleur sens du terme); Nylso dont l'amour de la littérature imprègne chacun des albums, et qui m'a fait découvrir, par ce biais, des écrivains qui allaient par la suite prendre une place décisive dans ma vie de lectrice (Robert Walser, entre bien d'autres).

Nylso à qui, donc, je voulais rendre hommage en écrivant cet article.

Il me restait à trouver une concordance entre ce "sujet" et la thématique générale de la revue.
Il me restait, surtout, à le rédiger, cet article.


 


Cela m'a pris du temps, beaucoup de temps, n'ayant pas l'habitude.

Je suis entrée dans un monde parallèle, celui de la rédaction d'un article: un monde où l'on parle en nombre de signes ("Bon, entre 13000 et 15000, ça me paraît bien. A 10% près. Sauf si il y a des illustrations. Du coup, ça réduit d'autant la volumétrie. Allez, disons 12500."), un monde où l'on tente plus ou moins habilement de négocier auprès du rédac'chef un délai supplémentaire pour le rendu du texte (réponse: "Ahhh, non, Clémentine, je suis désolé, ça ne va pas être possible, c'est fin octobre dernier délai... Je compte sur toi!"), un monde où l'on se pose des questions qu'on ne s'était jamais posées ("Ahlàlàlàlà mais la structure d'ensemble, merde! Je n'arrive pas à la saisir, la structure d'ensemble! Faut que je recommence. Nom d'une pipe, je n'y arriverai pas."), où le temps semble soudain s'accélérer ("Quoi? On est DÉJÀ fin octobre?! Mais c'est pas possible, je ne l'aurai JAMAIS rendu à temps!"), où l'on transpire beaucoup devant une feuille blanche - ou un écran blanc - en se disant qu'on serait tellement mieux à penser à autre chose, à sortir faire une balade ou à voir des amis, mais dès qu'on est ailleurs, à faire une balade ou à voir des amis justement, on sent que tout nous ramène à cette satanée feuille - ou ce satané écran, et qu'on va devoir, sans cesse, se confronter à ça, jusqu'à ce qu'on y arrive - car il faut y arriver (on n'a pas le choix: le délai de rendu n'est, donc, pas négociable, et il faudra remettre la copie à telle date. Et, si possible, une belle copie, ce serait quand même mieux pour tout le monde).

Bref, bref, bref. La copie a finalement été rendue à temps; elle est, ma foi, pas si mal (!), c'est donc ma contribution à cette revue à paraître très bientôt, et dont le curieux titre, La moitié du fourbi, augure de découvertes toutes plus ébouriffantes les unes que les autres.






Pour mieux décrire le projet, je laisse la parole au comité de rédaction - sous la houlette de Frédéric Fiolof, fondateur et directeur de la publication - qui a rédigé, pour les besoins du site internet de la revue, ce texte de présentation:

Dans le fourbi du monde, la littérature ouvre des pistes et des espaces. Elle invite aussi à poser le livre et à regarder autour. Le plus loin possible comme à nos pieds, il y a matière à s’étonner, prendre plaisir, s’émouvoir, s’effarer. Au cœur des textes et au-delà des pages, nous faisons le pari de deux gestes portés par une même curiosité, une même envie de donner encore à lire, à voir et à penser. A chaque numéro, une proposition (un thème, un mot, une luciole). La moitié du fourbi l’explore librement, réaffirmant que la littérature est l’exercice jubilatoire le plus sérieux du monde. Une promenade, en somme, à livre ouvert et à livre fermé.


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Je me sens, vous l'aurez compris, on ne peux plus fiérote de faire partie de cette aventure, aux côtés d'une brillante équipe; on ne peux plus fiérote également de faire découvrir - ou redécouvrir - le travail de Nylso auprès des futurs lecteurs de la revue.

Et c'est donc avec un grand sourire et des tremblements d'émotion plein les doigts que je vous annonce la sortie du premier numéro de La moitié du fourbi le 5 février prochain.

En attendant, et c'est important et donc j'insiste lourdement: un appel à souscriptions est lancé, qui vous permettra de réserver votre exemplaire dès maintenant, à un prix préférentiel, et qui offrira un soutien financier non négligeable aux premiers pas de La moitié du fourbi dans le monde.

Lisez-nous! Soutenez-nous! Embarquez avec nous!






A bientôt.



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(1) Mes co-contributeurs sont, par ordre d'apparition au sommaire de la revue: Edith Noublanche, Anthony Poiraudeau, Hugues Leroy, Gilles Ortlieb, Zoé Balthus, Guillaume Duprat, Benoît Vincent, Sylvain Prudhomme, Anne-Françoise Kavauvea, Sabine Huynh, Hélène Gaudy, Romain Verger, Frédéric Fiolof, Samuel Gallet, Simon Kohn, et Jacques Jouet.

Les dessins qui illustrent ce billet sont de Nylso, et sont visibles sur son blog: nylso.aencre.org

jeudi 14 août 2014



Trois femmes puissantes

(portraits de libraires)



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Ce sont mes amies, collègues, partenaires, confidentes. Nous avons fondé nos relations sur l'exercice d'un même métier. Nous possédons un langage et des codes en commun. Nos parcours, nos expériences divergent, mais nous nous retrouvons dans cette drôle de communauté qu'est la Librairie.
Elles sont pour moi, tour à tour, des modèles, des égales, des personnes à qui je peux me mesurer. Et sur qui je peux m'appuyer, en cas de besoin. Elles sont très différentes, chacune ayant développé une énergie qui lui est propre. Les trois passages qui suivent sont des portraits sensibles de libraires - toutes trois de sexe féminin et d'à peu près la même génération, celle née, grosso modo, entre 1975 et 1985.
Avec, pour chaque portrait, un roman qui l'illustre.





C. (Pandore au Congo d'Albert Sànchez Pinol)


C'est avec C., en sa compagnie, que j'ai fait mes armes. Nous avons "grandi" ensemble dans cette profession, étudié au même endroit, décroché notre premier job de libraire ensemble, travaillé en duo. Si je voulais être un peu lyrique (allons-y), je dirais que j'ai eu la chance d'avoir une "soeur de lait", une soeur-jalon, grâce à qui je pouvais sans cesse mesurer mes pas, grâce à qui, perdue, je pouvais retrouver mon chemin.

Nous avons acquis les mêmes réflexes, connu les mêmes doutes, partagé surprises, déceptions et enthousiasmes. Ce qui a fait la différence, c'est que C. a compris avant moi ce que tout apprenti libraire doit intégrer: qu'une librairie doit avoir une âme, certes, mais qu'elle a aussi un corps; un corps qu'il ne faut pas négliger, un corps qu'il faut entretenir, nourrir, nettoyer. Savoir gérer, compter, ranger, classer, trier, saisir, pointer, paperasser, manutentionner, si possible sans faire la gueule car tous ces aspects techniques font partie intégrante du métier, au même titre qu'aimer lire et conseiller, et qu'à ce titre justement, eh bien, ces aspects, aussi rebutants et a priori dévalorisants soient-ils, il faut apprendre à les aimer. Pendant que moi, alors jeune employée naïve et évaporée, je m'accrochais désespérément à mon fantasme du libraire qui passe ses journées à lire (et à rendre compte de ses lectures au cours de soirées apéritives à rallonge), C., ma collègue, ma binôme, moins candide et surtout plus courageuse, se mettait déjà au travail.
Sa force résidait, réside toujours, là: dans cette vision concrète, dans cet état d'esprit ancré dans le réel, dans cette volonté d'aller vers l'essentiel, sans s'embarrasser de représentations, de fioritures. C. se méfie farouchement de l'entre-soi, de l'élitisme, du "dernier-livre-qu'il-faut-avoir-lu", nourrit une sourde colère à l'encontre du mépris social et intellectuel, si prégnant parfois au sein même de milieux culturels prétendument ouverts et tolérants, et peut faire preuve d'un humour féroce pour décrire les personnalités branchées qui hantent ces mêmes milieux. Au cours d'une soirée littéraire un peu chic et mondaine, C. préférera sans doute, à la compagnie de tel ou tel auteur prestigieux, celle du technicien qui ajuste les micros et fait son boulot dans l'ombre. Non seulement ce rapport au monde ne l'empêche pas d'être une libraire hors pair, mais il l'enrichit d'une sensibilité rare, mélange d'intransigeance, de lucidité, et de profonde humanité.

Elle m'avait dit, une fois: "Ce que je recherche, dans la littérature, c'est tout simplement qu'on sache me raconter des histoires". Elle, si pragmatique, si engagée, souhaitait qu'on l'emmène ailleurs. Voire, qu'on la mystifie. Elle m'avait incité à lire Pandore au Congo d'Albert Sànchez Pinol, flamboyant récit d'aventure mi-historique, mi-fantastique, qu'elle avait adoré précisément pour cette raison: l'intelligence machiavélique de l'auteur, sa capacité à jouer avec l'intrigue, les codes romanesques, sa capacité à joyeusement manipuler son lecteur.
C. avait pris un malin plaisir à se laisser duper, et à chaque fois qu'elle évoquait ce roman, son visage s'éclairait.

Nous ne travaillons plus ensemble, désormais, la vie a séparé notre duo, je suis toujours cette libraire vaguement naïve et évaporée (un peu moins quand même), elle est toujours cette libraire animée d'une force vive et entière, combattante, résistant aux vents et aux marées; et cette énergie singulière, et la vue de son visage, sérieux et concentré, qui soudain s'éclaire à l'évocation d'un livre aimé, tout cela me manque, me manque souvent.








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D. (Rue des voleurs de Mathias Enard)


Je me souviens avoir accueilli, il y a longtemps, dans la librairie où je travaillais alors, une jeune stagiaire un peu timide, mais visiblement très curieuse. Elle ne perdait pas une miette de tout ce qui se passait autour d'elle, posait des centaines de questions, débordait d'enthousiasme à chaque mission qu'on lui confiait, s'émerveillait de chaque nouveau livre qui passait entre ses mains, semblait possédée par une soif inextinguible d'apprendre.
Après son stage, les choses ont fait que nous ne nous sommes plus données de contact régulier. Je savais juste que ça se passait bien pour elle, qu'elle travaillait, et que, surtout, elle ne semblait cesser d'apprendre, d'observer, discrètement, tranquillement, patiemment.

Il n'y a pas si longtemps, les choses, de nouveau, ont fait que nous nous sommes retrouvées. Elle était métamorphosée. Elle avait passé toutes ces années à apprendre, à observer, elle avait pris confiance; elle savait, désormais, qu'elle pouvait sortir de sa coquille et passer à l'action. J'ai eu à ce moment-là le sentiment assez fou et unique d'être témoin de l'éclosion d'une "vraie" libraire. J'ai vu D. s'étirer, s'épanouir, se lever, déployer ses ailes, prendre gaiement ses marques, et en l'espace de très peu de temps, devenir un personnage à part entière dans le paysage de la librairie indépendante.
J'ai vu D. se démultiplier, être partout, voguer de festivals en salons littéraires, organiser et animer des rencontres, découvrir tout ce qu'il était possible de découvrir, être sur tous les fronts, se dépenser sans compter, passer ses nuits à lire et ses journées à parler de livres, se présentant à tous et toutes avec une une spontanéité, une bonne humeur désarmantes. Elle représente pour moi un nouveau genre de libraire, mobile, sans cesse en mouvement, connecté, ayant intégré le fait que la communication avec l'extérieur devient un atout décisif dans ce métier. 
De surcroît, D. possède un don de médiatrice, une générosité, un talent pour faire se rencontrer les gens - de fait, elle a provoqué des collusions aussi improbables que fertiles, dont l'évidence se révèle après la rencontre. D. n'aime rien tant que l'idée de (re)composer une famille, articulée autour d'une même passion. Avec très peu de moyens, et sans connaître personne au départ, elle a su fédérer toutes les sympathies, entraîner dans son sillage tous les amateurs de découvertes, d'inattendu. Bossant dans un endroit a priori pas conçu pour faire commerce de romans, D. a su imposer sa ligne, imprimer sa patte, présenter ce qu'elle voulait. Je me souviens de la joie qu'elle avait ressenti d'avoir découvert Rue des voleurs, le beau roman de Mathias Enard paru en 2012, de l'avoir conseillé à tort et à travers, et d'avoir par ce biais remporté l'adhésion de clients pas forcément venus la voir, au départ, pour acheter un livre. Avec elle, la notion de "libraire-passeur" prend tout son sens.

Aux dernières nouvelles, D. a un projet de librairie bien à elle. Un projet audacieux et stimulant. Je sais qu'elle réussira, quels que soient le temps, l'énergie que ça lui prendra. D. est patiente et obstinée. A l'affût. Elle n'a de cesse d'apprendre, d'observer. Encore et toujours.








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E. (L'Absence d'oiseaux d'eau d'Emmanuelle Pagano)


"Tu me conseilles quoi comme lecture, en ce moment?" avais-je demandé à E., alors que je flânais autour des tables de nouveautés dans la librairie où elle était employée, à l'époque. "L'Absence d'oiseaux d'eau" m'avait-elle répondu dans un souffle, et ce souffle, sa gravité, sa pesanteur, valait tous les discours du monde.
L'Absence d'oiseaux d'eau d'Emmanuelle Pagano a été pour moi une lecture bouleversante. Bouleversante comme l'ont été bon nombre de romans que E. m'a suggérés par la suite.
J'aime me faire conseiller par mes ami(e)s libraires, et E. m'a toujours particulièrement étonnée par sa finesse critique, sa pertinence de jugement, sa maturité. Tout comme elle peut me faire éclater de rire quand elle a décidé de descendre en flammes, avec force gesticulations et envolées lyriques, tel ou tel livre qu'elle qualifie d'"imposture", elle peut m'émouvoir aux larmes par la justesse de ses mots, de ses phrases, quand elle me parle d'un livre qu'elle aime et veut défendre. En plus de cette sûreté d'analyse, E. possède ce petit côté théâtral, susceptible de transformer chacune de ses critiques de livres en exercices de style d'une réjouissance absolue.

Quelque temps après la découverte de L'Absence d'oiseaux d'eau, au fil de nos discussions autour des livres et du métier de libraire, elle m'avait déclaré: "Tu sais, j'ai la certitude inébranlable qu'un jour, j'aurai ma propre librairie." Elle avait 27 ans à l'époque. Deux ans plus tard, elle réalisait son objectif, et se mettait à son compte.
Depuis, elle creuse son sillon de jeune libraire devenue chef d'entreprise, avec une aisance, un humour et un recul qui ne laissent rien, ou presque, transparaître des difficultés matérielles, physiques et nerveuses qui accompagnent très certainement son quotidien. E. a la délicatesse des grands professionnels, qui laissent croire que ce qu'ils font est très facile, que tout le monde peut y arriver.
E. a surtout à coeur de ne pas se laisser piéger. Par l'investissement personnel que demande ce travail, brusquement vampirisant si l'on n'y prend pas garde. Par l'épuisement, la lassitude qui guettent sans cesse, par la passion qui peut devenir aliénante, par les compromissions en tout genre, par la tentation de se perdre en mondanités, en ronds de jambes, par le risque permanent de perdre son cap de vue. E. tient à rester vigilante, droite et efficace, impliquée mais sans en faire trop; mesure son temps, respecte son rythme, garde l'équilibre, accorde à sa librairie toute l'attention qui doit lui être accordée, ni plus, ni moins, et sans hystérie. "Car il y a une vie, quand même, en dehors de la librairie!" s'exclame-t-elle en rigolant.

Il y a quelques jours, on a pris toutes les deux le temps d'une balade à la campagne. On a parlé de livres. Elle m'a enchantée, et fait rire, une fois de plus, par son éloquence. Le soleil brillait à travers les nuages, les feuilles des arbres bruissaient sous le vent, la terre collait sous nos pas. C'est vrai que c'est bien, parfois, la vie, en dehors de la librairie.










lundi 21 juillet 2014



Inverness

(Forêt contraire,
un roman d'Hélène Frédérick)


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Inverness... Mais bon sang, où en ai-je entendu parler ces derniers temps? Qui autour de moi a fait référence à cet endroit, cette municipalité du Québec (homonyme d'une ville écossaise); dans quel article, quel livre, quel film ai-je vu ce nom cité? Ce n'est pourtant pas un lieu dont on parle souvent, Inverness; je devrais quand même me souvenir des circonstances de son évocation, pourtant très récente, j'en suis sûre.
Mais non, impossible.
Pourtant, la sensation de déjà vu m'assaille dès la première page où je lis ce nom imprimé, Inverness, dans Forêt contraire, le second roman d'Hélène Frédérick. Sensation troublante, d'un mot, d'un lieu qui se refuse, qui déjà m'échappe à peine sa connaissance faite; sensation accentuée par la sonorité presque fantômatique de ce mot: Inverness, immédiatement résonne en moi comme "hiver", comme "darkness", "never"; immédiatement m'invite à pénétrer des landes hantées, déserts glacés, bois ensorcelés, lieux qui n'existent pas et/ou d'où on ne revient jamais.
C'est donc chargée d'un imaginaire conséquent, lestée de ce nom, Inverness, que j'attaque la lecture de Forêt contraire.







Inverness, la forêt d'Inverness pour être précise, est l'endroit où vient se retirer, pour un temps indéterminé, la narratrice du roman, jeune femme de vingt-huit ans fuyant la ville, les dettes accumulées; cherchant l'oubli et l'anonymat. C'est le récit d'une retraite, voire d'une réclusion, dans un chalet délabré, au coeur d'une forêt dont on aura la sensation, au fur et à mesure de la lecture du roman, que plus rien n'existe au-delà. La forêt d'Inverness comme théâtre d'une vie, minuscule certes, mais qui porte en elle toute la rage, la colère et la sensualité du monde. La jeune femme, seule, s'installe dans cette maison aux murs décrépis et à la véranda penchée, prend ses aises, se dévêt comme on se défait d'une ancienne peau, s'allonge en étoile sur le sol, écoute les bruits environnants, respire, ressent, apprend à se confronter à la nature et aux animaux qui l'approchent; apprend peu à peu à oublier ce qui l'entrave (obligations du quotidien, problèmes d'argent, de logement, de travail), tente de retrouver une manière d'être, plus directe, plus primitive.

"(...) Je cesse d'être une colonne de chiffres qui se termine en négatif; la colonne de chiffres devient vraiment abstraite, illusion, pacotille. Ne l'oublions jamais: elle reste bêtement muette devant un corps étendu en étoile sur un matelas. A côté d'un corps nu d'humain-chat, libre de s'ouvrir à la brise passagère qui traverse la moustiquaire, la colonne de chiffres est une broutille, elle reste là, baba, imbécile."

Ici, point d'hommage écologico-béat aux bienfaits de la nature, point de mode d'emploi aux effluves bio pour une retraite saine et spirituelle. L'héroïne - très incarnée, très attachante - isolée dans sa cabane, fume beaucoup, boit pas mal, titube de temps en temps, lit énormément (Thoreau, Bataille), danse, sort dans les bars aux alentours de la forêt, fait l'amour (à deux parfois, toute seule souvent), revendique l'érotisme comme première forme de liberté, et est régulièrement visitée: d'une part, par le souvenir d'un écrivain disparu au pouvoir d'attraction toujours vivace, d'autre part, par un voisin, ancien comédien, étrangement bienveillant.
Mais au-delà de ces visites, réelles ou fantasmées; au-delà des rencontres et des souvenirs, c'est avec le lieu, la forêt d'Inverness elle-même que l'héroïne va vraiment dialoguer. C'est à travers la forêt, ses bruissements, ses jeux de ténèbres et de lumières, ses silences à nul autre pareils, que la force, le désir débordant de la jeune femme vont pleinement s'exprimer.

"Je suis là, mettons, pour que m'avale Inverness avec sa flore laurentienne et sa faune grouillante des préparatifs de l'automne, que je coule en elle comme le vin coule dans ma gorge, à la manière d'un ruisseau qui parvient à se faufiler librement entre les pierres, sans que rien d'autre qu'un creux et une inclinaison n'intervienne. J'expliquerais ainsi les choses si on venait à passer. Je croise des mammifères, des marmottes, des écureuils, il y a des oiseaux, des geais bleus, et basta. J'ai extrait de mon sac mes trois carnets moleskine à la mode, je les ai posés sur la table en formica. Je pourrais écrire: j'ai entendu un bruit, ce serait vrai, j'entends des bruits, mais parce que depuis le temps j'ai oublié leurs noms, ils n'ont plus de sens ni de texture. Je pourrais chercher à connaître l'heure, fouiller mon sac à nouveau, en sortir le malheureux téléphone portable que m'a prêté Antoine, mais ils sont tous les deux dehors, sur le balcon, l'un fourré dans l'autre, hors de portée de mes oreilles, tout comme je n'entends plus Paris et son tumulte. Installée dans l'arrondi d'une parenthèse, je tente le coup du silence, alors qu'en fait, ici je peux bien le dire, j'ai très envie de hurler."







Sans doute entraînée par le sentiment d'urgence qui règne au coeur de la prose d'Hélène Frédérick, sans doute envoûtée par l'évocation d'Inverness, cet endroit mystérieux dont je reste persuadée qu'on ne revient jamais vraiment, j'ai lu Forêt contraire comme un récit, à la fois brûlant et contemplatif, sur la manière qu'a un lieu de nous habiter, de nous posséder. Et sur la capacité qu'ont certains lieux, à l'instar de cette forêt pour l'héroïne du roman, de nous permettre de (re)conquérir, enfin, notre propre monde.







Forêt contraire d'Hélène Frédérick, paru en février 2014 aux Editions Verticales.



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Images:
Forêt à proximité de Erzhausen, en Hesse (terre natale des frères Grimm). Source: Wikipédia.
Feu de forêt. Source: http://vivelefeu.tumblr.com/page/2