vendredi 17 janvier 2014


Epépé, un roman de Ferenc Karinthy



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"Epépé! s'est exclamé ce collègue, lors d'un déjeuner au cours duquel je lui expliquais mon attirance, dans les livres, pour les descriptions géographiques et urbaines, pour les villes imaginaires, pour les lieux inventés. "Lis Epépé! C'est magnifique. Et ça devrait t'intéresser."

J'ai donc commencé Epépé, du Hongrois Ferenc Karinthy, samedi dernier, dans le train de 21h21 qui m'emmenait vers Paris. J'ai passé deux jours à arpenter la capitale, pour aller retrouver famille et amis chers, et surtout pour me perdre à force d'errances et de promenades hasardeuses (ce que je sais faire de mieux quand je me trouve dans une grande ville). Et Epépé, pendant ces deux jours, au fond de mon sac, ne m'a pas quittée.






Dans ce roman, il est question d'une ville, mystérieuse et labyrinthique, sorte d'allégorie cauchemardesque des mégapoles du monde entier. Il est aussi question d'un homme, arrivé ici il ne sait comment (erreur d'aiguillage à l'aéroport?), et comme pris au piège de cet endroit, sans pouvoir s'en échapper. Il est enfin question du langage, lien brisé entre l'homme et la ville, puisque ni l'un ni l'autre ne parviennent à se comprendre.






Budaï (c'est le nom du héros), bien que linguiste et polyglotte, ne reconnaît pas la langue des habitants de ce lieu, et se heurte à un mur d'hostilité quand il essaie de se faire comprendre, par gestes ou par dessins. Après avoir recouru à la logique, en profitant de ses compétences en linguistique pour tenter de se constituer un lexique de cette langue (en vain: non seulement celle-ci ne possède pas de racine étymologique connue, mais de surcroît semble en perpétuel mouvement - une chose n'étant jamais désignée deux fois de la même façon...), notre héros part bon gré mal gré en exploration des lieux, et nous offre à ce moment, à mon sens, les meilleurs passages de ce beau et étrange roman.


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De nos jours, même en allant au bout du monde, il est difficile de se sentir totalement étranger à un lieu, "vierge" de toute connaissance. En général, on se documente, on s'informe sur la destination vers laquelle on compte se rendre, on apprend les rudiments de la langue pour pouvoir tenir une conversation basique. Budaï; lui, fait l'expérience de la totale absence de repères. Ignoré de tous, marginalisé, notre héros devient peu à peu vagabond, arpenteur fantômatique à la recherche d'un signe, d'une solution à sa situation. Il tente laborieusement de déchiffrer des plans, se perd dans les couloirs du métro, observe les allées et venues de la foule, remarque les évolutions d'un gratte-ciel en chantier, erre dans un marché constellé de zones d'ombre et de cachettes, pénètre dans un restaurant désaffecté, contemple les gesticulations incompréhensibles d'un orateur perché sur une estrade au milieu d'un immense hall de gare... Débarrassé de toute explication logique face à ce qu'il voit, il ne peut faire que constater, scruter, noter. Et c'est là que, dénuée de tout sens, surgit la poésie pure des lieux et des situations.
Au cours de son périple ténébreux et claustrophobe, Budaï va connaître des moments de grâce, à travers ces surgissements poétiques inopinés; à travers aussi une singulière histoire d'amour. Moments de grâce qui seront de véritables bulles d'oxygène au coeur de ce roman tortueux, flirtant avec l'absurde, "récit d'exploration" dans sa plus simple expression, ponctué de touches d'humour aussi noires que salutaires.






Epépé, de Ferenc Karinthy, paru en 1970, a été publié en France pour la première fois chez Denoël en 1999, et a été réédité chez Zulma en 2013. Traduit en hongrois par Judith et Pierre Karinthy, accompagné d'une éclairante préface d'Emmanuel Carrère.





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Images: 
"Métropolis" de Fritz Lang
Ferenc Karinthy (photo Eva Keleti)

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