mercredi 22 janvier 2014



Eric Chevillard


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Autant ne pas tourner autour du pot, ne pas attendre cent-sept ans pour me lancer. Ce petit blog est actif depuis déjà une semaine, il est plus que temps d'aborder LE sujet qui me tient, en tant que lectrice, le plus à coeur: Eric Chevillard. Comme ça, ce sera fait, je pourrai passer à autre chose (cela dit, comptez sur moi pour y revenir régulièrement).

Voilà: je voue, depuis quelques années déjà, une passion, que dis-je, une idolâtrie monomaniaque et limite inquiétante pour les écrits d'Eric Chevillard. Idolâtrie par ailleurs assez mal comprise et considérée parfois comme un peu barbante par mes collègues, surtout quand je saisis n'importe quelle occasion, n'importe quel sujet abordé innocemment - et que je prends, souvent à tort, comme une perche tendue - pour faire partager mon admiration sans bornes à l'égard de cet auteur.
Célèbre dans la communauté des connaisseurs, lettrés, passionnés du livre et de la littérature contemporaine, Eric Chevillard, à ce jour, reste méconnu du grand public. Quand on n'ignore tout simplement pas son existence, on lui colle, un peu vite, cette étiquette d'auteur "difficile", "élitiste". L'auteur lui-même semble s'en attrister, et je m'en attriste avec lui.






J'ai découvert le travail d'Eric Chevillard en 2005, à l'occasion de la parution d'Oreille Rouge, son treizième roman. J'en ai commencé la lecture avec un peu d'appréhension (je lui avais moi-même collé, depuis longtemps, l'étiquette décrite ci-dessus. Mais voilà, je suis libraire, donc: conscience professionnelle, donc: savoir parfois surmonter ses a-priori). Appréhension qui, au fil des pages, a rapidement fait place à de la surprise, à des éclats de rire, bref, à une jubilation que je ne suis pas près d'oublier.






Auteur "difficile"... Je le crie, je le répète, je le martèle: il n'y a rien de plus facile à lire que les écrits d'Eric Chevillard. Il n'y a rien de plus drôle. Il n'y a rien de plus joueur. Quand je lis ses textes, j'ai l'impression de retomber en enfance, de revenir à l'émerveillement des premières lectures, quand je découvrais des auteurs (Roald Dahl, Lewis Carroll en tête) qui emmenaient sans complexe leurs lecteurs dans des univers fantaisistes, si loin de la terne réalité. Impression de revenir à cette sensation délicieuse de ne pas savoir ce que l'on va trouver en tournant la page; de tenir en main des livres où tout peut arriver; où le loufoque des situations, des jeux de mots, des traits d'humour titillent notre esprit et notre imagination. C'est cela Chevillard: de la gourmandise, du jeu, du merveilleux. De la dérision, de l'inquiétude, aussi. Du retour à l'enfance, à son intelligence fulgurante, à son sens du nonsense et du magique.


 



Alors oui, c'est sûr, il ne faut pas compter sur Chevillard pour faire dans le réalisme. Avec lui, pas de grands sujets d'actualité, pas de roman-témoignage de notre époque, pas de fresque des temps modernes, pas de chronique sociale ni d'analyse des moeurs contemporaines. Le roman comme miroir de la vie, très peu pour lui. Il s'en explique d'ailleurs, dans son dernier livre (paru ce mois-ci), Le désordre azerty:

"Sous prétexte d'en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. (...) La littérature n'a pas à se superposer au réel, elle n'a pas à y consentir ni à le redoubler. Pourquoi ne pas lui demander aussi de mettre en orbite autour du soleil un deuxième monde semblable au nôtre? Qui ferait cela s'il en avait le pouvoir? Quelle franche ordure ferait cela?" 

...En revanche, on peut compter sur Chevillard pour déjouer le réel et nous faire vivre, page après page, des aventures inoubliables. Avec lui, on est susceptible à tout moment d'être transporté (littéralement) du sol vers le plafond, d'atterrir sur une île mystérieuse et passablement apocalyptique, de suivre l'équipée sauvage d'un homme et d'une fourmi, de découvrir les véritables - et terribles - intentions du chou-fleur, d'assister à la naissance d'une créature polymorphe et fabuleuse.* On peut compter sur lui pour détourner les genres romanesques, et nous offrir une autre vision, décapée et souvent hilarante, du récit de voyage, de l'autofiction, du conte... On peut enfin compter sur lui (et pour cela je lui serai à jamais ô combien reconnaissante) pour réintroduire en force les animaux dans la littérature. Dans un superbe texte, Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes, il déplore le souverain mépris que trop d'écrivains font aux bêtes:

"Le roman ne s’intéresse guère aux animaux. C’est une affaire d’hommes. Un habitat humain. C’est toujours plus ou moins l’immeuble de La Vie mode d’emploi. Le roman est la littérature de l’homme seul au monde. Il accrédite cette utopie sinistre. Ni hyène ni fourmi ni hérisson ni poulpe. Et je ne parle même pas du tangara doré. L’animal n’existe que comme gibier dans le roman, comme jambon. Toutes ces histoires d’hommes, encore et toujours, quel ennui — est-il impossible de faire advenir autre chose que l’homme (ce vieux bonhomme) dans la langue?"**

...Qu'à cela ne tienne, les romans d'Eric Chevillard fourmillent, grouillent, coassent, pullulent. Hérissons, crabes, orang-outangs sont souvent les héros de ses récits, véritables bestiaires chatoyants, ménageries à ciel ouvert, forêts bruissantes... Autant de domaines enchantés, de jardins des délices pour qui accepte d'abandonner tout repère; pour qui accepte de s'y perdre. Personnellement, je m'y suis perdue, et n'en suis toujours pas revenue.








Pour en savoir plus sur le travail d'Eric Chevillard, et connaître sa bibliographie complète, on peut aller sur ce site:

Il faut également, et impérativement, visiter son blog: 

*Dans cette phrase, et dans l'ordre, j'ai fait référence aux livres suivants: Au plafond, Choir, L'auteur et moi, et Palafox (tous publiés chez Minuit)

**Portrait craché du romancier en administrateur des affaires courantes, texte initialement publié dans la revue R de Réel (volume J), est disponible à la lecture ici:
http://rdereel.free.fr/volJZ1.html


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Images:
Machine à écrire: photo Guy Robert
Le Jardin des Délices, Jérôme Bosch (détail)
Créature, Ulisse Aldrovandi








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