mardi 18 mars 2014


Comment réussir sa vie de libraire 
quand on est - un peu - misanthrope   

(interlude nombriliste)



"Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l'air d'un adolescent entra chez un libraire et demanda qu'on voulût bien le présenter au patron. Ce que l'on fit. Le libraire, un vieil homme très digne, dévisagea avec attention ce garçon qui se tenait devant lui un peu gêné, et l'invita à parler. "Je veux être libraire, dit le jeune homme, c'est une envie que j'ai et je ne vois pas ce qui pourrait m'empêcher de la suivre jusqu'au bout. Je me suis toujours imaginé le commerce des livres comme quelque chose de merveilleux, un bonheur, et il n'y a aucune raison pour que j'en sois privé plus longtemps." 

Robert Walser, Les enfants Tanner



***


Quand j'étais étudiante, et que je me préparais à un avenir radieux dans ce que l'on appelle le secteur des "Métiers du livre", j'ai eu l'opportunité de rencontrer beaucoup de libraires et de les interroger sur leur parcours, ainsi que leurs motivations.

"Pourquoi êtes-vous libraire ?" leur demandais-je à chaque fois.

La plupart me répondaient par ces phrases : l'amour d'un métier basé sur la générosité, le goût du partage, l'envie d'être "passeur", de transmettre sa passion de la lecture.
Des mots très forts, très beaux dans la bouche de personnes admirables, mais qui résonnaient en moi de manière un peu gênante : je voulais moi-même faire ce métier, j'étais décidée depuis longtemps déjà, mais au fond je sentais que je n'étais pas comme cela : ni foncièrement généreuse, ni partageuse. Au contraire, je possède de sérieuses dispositions au repli sur soi, voire à la misanthropie.

Etais-je vraiment faite pour ce métier ?
Et, au fait, pourquoi voulais-je absolument être libraire ?...

... Je me posais ces questions, en même temps que je les posais aux autres, et puis j'ai fait la connaissance d'une femme hors du commun, enthousiaste, passionnée, fumant clope sur clope derrière le comptoir de sa librairie (on était en 2000, on pouvait encore fumer dans les lieux publics à l'époque - et les libraires que je connaissais ne s'en privaient pas), et qui, à ma question "Pourquoi êtes-vous libraire", m'a répondu, avec un petit sourire : "Pour avoir près de moi tous les livres que je veux. Rien d'autre."

En l'entendant, je me suis sentie soulagée. C'était une autre réponse que celles qu'on m'avait faites jusque là. Et à mes yeux, elle avait autant de valeur. Elle me correspondait.






Etre libraire répond pour moi à deux besoins finalement très égoïstes et surtout très enfantins : celui d'être en permanence entourée de livres, et celui de "jouer à la marchande".
Nulle vocation philanthropique, nul sentiment altruiste, nulle ambition (je suis salariée, et me mettre à mon compte n'est pas pour moi un objectif à atteindre à tout prix), encore moins de plan de carrière. Juste le besoin de conserver, dans ma vie d'adulte, des fragments d'enfance : lire, et jouer la comédie.

Ce qui ne m'empêche pas évidemment de faire mon boulot le plus sérieusement possible. D'avoir une très, très haute estime de cette profession. De l'accomplir avec l'état d'esprit d'un artisan : rien ne doit être laissé au hasard, tout vient avec l'expérience, patience et longueur de temps, cent fois sur le métier remettre son ouvrage. Des préceptes que l'on relie habituellement au travail manuel, et qui s'accordent a priori moins avec une profession à dominante intellectuelle comme celle de libraire, mais qui, en fait, en constituent la base. Cela fait presque quinze ans que je fais ce travail, je vois le chemin parcouru, je vois les multiples erreurs, les maladresses, les énormités, et je me prends souvent à penser qu'il me faudra encore quinze bonnes années pour être enfin une libraire confirmée. Et c'est une idée plutôt stimulante.






Dans ce travail, c'est simple, j'aime tout. Même les tâches les plus ingrates. Même décharger les dizaines de kilos de cartons des palettes, même déchirer ces mêmes cartons, une fois vidés, pour les mettre à la benne; même pointer des pages et des pages de factures, même biper des centaines de codes barre, même m'énerver au téléphone avec des fournisseurs qui ont oublié des commandes dans leur dernière livraison. J'aime expliquer à mes amis que le quotidien du libraire, ce n'est pas lire, c'est plutôt tout ce que je viens de décrire plus haut, et que ce quotidien, loin de me frustrer, me plaît. J'aime passer d'une discussion bassement matérielle avec un diffuseur au sujet des conditions commerciales qu'il nous accorde, à une envolée lyrique devant un client au sujet d'un livre que j'ai adoré.
J'aime ce mélange de poésie et de trivialité. La tête dans les étoiles et les mains dans le cambouis, en quelque sorte.

Et puis, il y a ce point d'orgue, ce mélange d'attirance et de rejet, tout ce qui fait l'ambiguïté de mon rapport avec ce travail : la relation avec les clients.



"Auriez-vous un livre avec deux femmes, quatre hommes, et trois enfants?... 
"Auriez-vous un livre où tout se passe dans un bois?... 
"Auriez-vous un livre dans lequel une princesse croit trouver la mort... et se rend compte ensuite qu'en fait, elle a trouvé l'amour? 
"Auriez-vous un livre dont l'héroïne s'appelle Teresa? 
"Auriez-vous un livre qui contienne à plusieurs reprises le mot mansuétude?...
"Auriez-vous un livre avec Gary Cooper?... 
"Auriez-vous un livre sans aucun appareil électroménager?...
"Voyons, voyons... dit le libraire. Même pas un frigidaire?
"Surtout pas un frigidaire."

Régis de Sa Moreira, Le libraire



Dans ma librairie idéale, mes clients seraient parfaits, façonnés selon mes critères : cultivés sans être pédants, curieux sans être trop bavards, extrêmement sympathiques, à l'écoute de mes conseils, ayant les mêmes goûts littéraires que moi. Ils ne viendraient jamais m'embêter les jours où je suis très occupée ou de mauvaise humeur, ils attendraient patiemment que j'aie fini la rédaction d'un laborieux devis de dix pages pour me solliciter.
Last but not least, ils reviendraient TOUS me voir, des larmes aux yeux et des mercis sur les lèvres, parce que grâce à moi ils ont découvert Eric Chevillard et que ça a changé leur vie.

Malheureusement - heureusement - il n'y a pas de librairie idéale et les clients sont des gens comme les autres. Et mon métier fait que je suis dans l'obligation de m'adapter à eux, à leur état d'esprit, leurs demandes, leurs exigences, leur façon de penser qui est, parfois, souvent, loin d'être la mienne. Je dois éviter de me poser en surplomb, de m'imaginer porter la seule bonne parole, la seule façon de lire qui soit légitime. En d'autres termes, je dois absolument éviter d'être désagréable face à quelqu'un qui devant moi fait un éloge de Marc Lévy ou de 50 nuances de Grey. Ce n'est pas facile, mais il y a certainement un moyen de s'entendre.

Cette obligation d'adaptation réserve bien des surprises. Les clients ne sont pas forcément là où je les attends. Leurs personnalités dépassent mes stéréotypes, mes schémas tous tracés : la bourgeoise coincée au nom à particule, la vieille dame bigote, le militaire bas du front... Mes rencontres les plus enrichissantes dans le cadre du boulot se sont faites au moment où j'ai accepté de baisser les armes, de découvrir la personne au-delà du cliché, d'être surprise. C'est là que la bourgeoise coincée se révèle être une véritable pasionaria d'extrême-gauche, et que le militaire a priori obtus nourrit une passion pour Julien Gracq et la poésie scandinave. Quant à la vieille dame bigote, elle me raconte avec un sourire coquin l'histoire d'amour incendiaire que sa tante aurait vécue avec Fréhel, célèbre chanteuse de cabaret des années 20...
C'est un métier qui apprend l'humilité.






Cela dit, pour être honnête : il y a des jours où je déteste viscéralement mes clients, où j'ai envie d'envoyer balader quiconque s'adresse à moi, où j'ai envie de me réfugier dans ma tanière avec mes bouquins et ne plus donner signe de vie. Des jours où le naturel - misanthropie, timidité, recherche effrénée de solitude - revient au triple galop. Mais c'est là justement que je considère que l'exercice de ce métier est la chose la plus précieuse pour moi tout simplement parce qu'il m'oblige. Il m'oblige à revenir au monde, à être à l'écoute, à m'impliquer. Il m'oblige à parler, à sourire, à regarder les gens droit dans les yeux alors qu'au fond je suis terrorisée. Il m'oblige à l'empathie, à l'écoute de la personne en face de moi. Et bien souvent je m'aperçois que ces jours d'humeur sauvage et autiste, sont précisément les jours où je serai - ou tenterai d'être - la plus attentive, la plus aimable. C'est comme un défi : Plus c'est difficile, plus je m'applique. Plus l'humeur est brutale, plus j'ai envie de la dompter. Une maîtrise rigoureuse de soi, une discipline de l'esprit qui me fait parfois penser à un art martial... Autant dire que cette gymnastique est, au quotidien, un peu fatigante. Mais j'avoue qu'une des grandes fiertés de ma vie professionnelle est que mes clients n'y voient que du feu. Qu'ils ne s'aperçoivent pas à quel point tout est travaillé, que je parviens à leur offrir l'illusion du naturel.
D'ailleurs je considère que jouer la comédie, ne pas leur montrer ma vraie facette est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une marque de respect vis-à-vis d'eux.

Souvent, j'aime imaginer la librairie où je travaille comme un théâtre : l'espace de vente étant la scène, et la réserve, les coulisses. J'ai la chance immense d'exercer un métier que j'ai choisi, un métier que j'aime, un métier où je suis, comme je l'ai toujours voulu, entourée de livres. Et pour mériter cette chance, je me dis que c'est la moindre des choses d'offrir, au coeur de ce théâtre, le spectacle le plus abouti.






***


Photos extraites des films suivants:
Café Lumière de Hou Hsiao Hsien (2004)
Sueurs froides (Vertigo) de Alfred Hitchcok (1958)
Le Grand Sommeil (The Big Sleep) de Howard Hawks (1946)
Drôle de frimousse (Funny Face) de Stanley Donen (1957)






1 commentaire:

  1. Merci merci Clementine, c'est une forme de jouissance de retrouver ta prose. C'est bien de la prose, hein?

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