dimanche 6 avril 2014


Jardins (encore)


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"(...) Dans les anciens bâtiments, on ouvrira un musée des choses qui se sont faites et défaites à Mogador, et la cour, qui occupe la plus grande partie du terrain, sera transformée en jardin public, espace des plus nécessaires à Mogador, comme tout le monde s'accorde à le dire.

Une commission de citadins a été formée afin de décider de la destination et de la conception de ce jardin, constituée de représentants de professions et d'intérêts divers, deux par spécialité. Pendant plusieurs mois, ces gens ont travaillé en vue de présenter ce qu'ils considéraient comme le meilleur projet de jardin. Mais il s'est alors produit quelque chose d'inhabituel, qui n'aurait peut-être pas été possible s'il ne s'était agi d'un jardin et si chacun des délégués n'y avait mis autant d'intérêt personnel: aucun des projets n'a obtenu plus d'une voix. Nul n'a démordu du sien, comme si sa vie en dépendait. Il est évident que la seule idée d'un jardin éveille dans l'imagination des désirs de paradis où l'on n'investit pas seulement le corps tout entier, mais encore le sens que l'on donne à la vie.






Ainsi, les archéologues ont fait des fouilles et décidé que le jardin devait être une exposition des semences antiques que l'on y a découvertes, où on laisserait, bien entendu, un énorme trou dans le sol pour montrer comment les spécialistes travaillent sur les coupes stratigraphiques.

Les historiens soutiennent que le jardin doit inclure les plantes que les anciens herboristes de la ville ont dessinées dans leurs ouvrages et autres documents conservés aux archives.

Les biologistes pensent que l'on doit présenter un échantillonnage des plantes connues et inconnues, qui seront semées sur le terrain par ordre alphabétique, mais l'un tient à ce que l'on suive l'ordre des noms latins, et l'autre celui des noms communs, pour ranger les plantations.

Les peintres qui ont une grande importance dans la ville, veulent un jardin où terre et plantes soient disposées selon leur couleur. L'un a déjà trouvé un gisement de terre vert citron qui se combine à merveille avec certaines plantes. L'autre ne veut pas d'un cadre abstrait, mais une "installation" où l'on greffera des roses sur des grenades, où l'on mettra des perruques aux cactus, où l'on plantera les arbres tête en bas et racines en l'air, bref, un jardin conceptuel sur lequel régnera une fleur en papier portant un seul mot: "transgression".

Les conservateurs veulent un jardin de "plantes en voie de disparition".

Les écologistes un "poumon vert" pour la ville.

Les religieux un asile de prière et de contemplation.

Les régionalistes une exposition exhaustive représentative de toutes les plantes de leur contrée, et ils se déclarent prêts à arracher et à brûler toutes celles qu'ils estiment exotiques.

Les anthropologues et les ethnologues veulent un jardin de plantes utilisées par les différentes cultures préhistoriques et historiques de la région, dans la cuisine, la médecine, la parure et l'esthétique.

Les architectes ont conçu une coupole en verre couvrant tout le jardin, soutenue à chaque extrémité par une aiguille hypertechnologique, et des fleurs de n'importe quelle espèce, à condition que certaines soient en ciment. 








Face aux difficultés évidentes de pouvoir jamais mettre tout le monde d'accord, on a dû recourir à des commissions internationales d'experts en jardinage. Ils sont arrivés un par un, et loin de se borner à donner leur avis sur les projets proposés, ils ont formulé leur desiderata:

Les Japonais ont dessiné un très beau jardin zen, de sable peigné et de pierres, qui rappelle dans les moindres détails toutes les îles de Mogador vues sous des angles différents, les côtes, la végétation, la mer, et même les nuages.

Les Français ont projeté et défendu un jardin parfaitement géométrique de tous les points de vue. Un jardin si parfait, avec des haies taillées au cordeau, ses changements quasi quotidiens de fleurs et de buissons selon une rotation établie pour deux siècles, que Versailles, à côté, fait figure d'une arrière-cour livrée au chaos.

Les Anglais se sont battus pour une colline artificielle, mais qui n'en aurait pas l'air, et une vallée où tout paraîtrait terriblement involontaire, mais serait strictement et parfaitement contrôlé.

Les Italiens se contenteraient d'un jardin baroque et orientaliste, avec des grottes en forme de gueule géante et mille et une fontaines de bel canto, une pour chaque nuit de Schahrazade. Et d'un labyrinthe sans entrée ni sortie.

Les spécialistes mexicains ont décidé de poser sur la mer, jusqu'à l'intérieur des murailles, quelques îles flottantes extrêmement fertiles, reliées par des canaux, ce qui permettrait d'inonder la ville puis de l'assécher à chaque changement de gouvernement.

Les Brésiliens ont voulu donner une représentation théâtrale de la végétation amazonienne, avec une jungle en carton-pierre, des oiseaux volants et une destruction de la forêt par les marchands de bois. Ils l'ont programmée une fois le matin et une fois le soir tous les jours de la semaine.

Les Péruviens ont présenté un plan impeccable, qui consistait à faire venir à Mogador depuis les contrées les plus riantes de la Méditerranée des millions et des millions de navires chargés de terre fertile. Comme l'ont fait les anciens Quechuas dans leur Vallée sacrée, ils élèveraient toute cette terre en terrasses dans le désert et, ensuite, comme ils l'ont fait à Lima, ils construiraient quelques immenses réservoirs d'eau en béton sur des pylônes, laissant ainsi les archéologues de l'avenir s'interroger sur l'existence d'un peuple adorateur de la Sainte Cuve.

Les Vénézuéliens ont eu l'idée de mêler de la végétation au béton, d'ajouter au mélange des automobiles et d'installer aux quatre coins du jardin une boutique de plantes exotiques splendides.

La discussion dure encore. On prévoit de nouvelles commissions de spécialistes dans l'espoir d'aboutir enfin à une idée pour ce futur jardin qui a si fortement impressionné tout le monde: le jardin idéal, le jardin nécessaire, rempli, pour le moment,de ces exotiques fleurs du coeur que ses jardiniers appellent "des arguments"."








Alberto Ruy-Sanchez, La Peau de la terre
traduit de l'espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli
Editions du Rocher, 2002



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Photos extraites des films suivants:
Meurtre dans un Jardin anglais (The Draughtsman's Contract) de Peter Greenaway (1982)
The Shining de Stanley Kubrick (1980)
L'année dernière à Marienbad d'Alain Resnais (1961)

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