lundi 28 avril 2014


Une carte de verre brisé


***



"Jerome se tenait à l'extrême nord de l'île, regardant la glace, songeant à l'oeuvre de Robert Smithson Map of Broken Glass, le légendaire artiste qui avait transporté des morceaux de verre sur un emplacement particulier du New Jersey, les avait empilés en vrac, puis avait attendu que le soleil se levât pour insuffler à l'ensemble la vitalité qui, savait-il, jaillissait de la fusion du verre brisé et de la clarté aveuglante.
A l'époque, Smithson s'intéressait principalement aux miroirs, et pourtant il avait préféré le verre, comme s'il avait décidé d'exclure et non de refléter le monde naturel. Selon un article que Jerome avait lu, cependant, Smithson en était arrivé à croire que la structure en verre qu'il avait créée était modelée comme le continent englouti de l'Atlantide. Peut-être cela expliquait-il son besoin d'utiliser un matériau évoquant la transparence de l'eau. Mais Jerome était attiré par la brillance et l'impression de danger qui émanait de la pièce: la désintégration de l'expérience et le sentiment qu'on ne peut pas jouer avec la vie sans se couper ni se blesser. Le spectacle offert par la glace à cet instant et à cet endroit, son envolée sur le rivage de l'île, le désordre des constructions arbitraires créées par sa fissuration et sa migration firent l'effet d'un don à Jerome, comme si, de l'intérieur de la terre, une matière chargée d'électricité envoyait des signaux à la surface de tout ce qu'il regardait.






La température s'était nettement radoucie pendant la semaine précédent son arrivée, et la neige profonde gagnait en densité et en plasticité. Les pas de Jerome s'y incrustaient, formant de petites flaques bleues au milieu de congères détrempées, traçant des chemins semi-durables d'un endroit à l'autre, et les herbes et les branches d'arbustes transperçaient la carapace blanche, leurs ombres se déployant comme des cartes fluviales esquissées sur une feuille de papier blanc."




Jane Urquhart, Les rescapés du Styx
traduit de l'anglais (Canada) par Anne Rabinovitch
Editions des Deux Terres, 2007


***



Toute occupée en ce moment à la préparation de rencontres que je vais avoir le plaisir d'animer lors d'un festival à Nantes en mai, j'ai peu de temps hélas pour alimenter ce blog...
Cela dit, cette préparation en amont du festival m'offre la chance de découvrir des auteurs de tous horizons, comme par exemple le Mexicain Alberto Ruy-Sanchez (voir mon précédent billet), ou bien la Canadienne Jane Urquhart... Dans Les rescapés du Styx, roman somptueux, elle fait scintiller la glace et la neige des rives du lac Ontario, chante l'amour et la mémoire, l'histoire d'un pays et de ses mutations; révèle toute la poésie des cartes topograhiques, contemple avec fascination des ruines livrées à l'érosion au coeur de paysages grandioses et nus, et rend un vibrant hommage à l'Art capable de transfigurer la Nature (et inversement).



***


Images:
Lac Saimaa, Finlande (photo perso)
Robert Smithson, Map of Broken Glass (Atlantis), 1969

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire