mardi 3 juin 2014



Bibliothèques


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Cher Monsieur R., ce billet est pour vous.

(Permettez d'ailleurs, cher ami, qu'exceptionnellement ici je vous vouvoie, ce que je ne fais plus depuis un moment déjà dans la vraie vie. Mais ce qui va suivre est une lettre ouverte, ma première; et pour fêter cette première j'ai décidé d'être un peu plus solennelle que d'habitude, ne m'en veuillez pas).

Monsieur R., vous et votre femme faites partie des clients les plus assidus, les plus curieux, les plus charmants, de la librairie où je travaille. Et depuis le temps, au fil des discussions, une complicité amicale s'est développée entre nous.
Il est agréable et étonnant d'ailleurs, ce moment où un libraire et un client s'aperçoivent de concert qu'ils partagent, au-delà de l'amour des livres en général, un intérêt particulier pour un auteur, un mouvement littéraire, un genre un peu obscur ou inhabituel. A ce moment-là, les visages s'éclairent, on s'exclame "Mais ça alors! Vous connaissez, vous aimez cela aussi?!"...
J'ai eu le sentiment qu'il se passait quelque chose de cet ordre entre nous, quand vous avez commencé à me parler de votre goût pour les récits labyrinthiques, les recensions maniaques, les littératures de l'imaginaire, les cabinets de curiosité; quand vous m'avez cité Borges, Jacques Abeille, Pablo de Santis. Des clients qui nourrissent ce genre d'intérêts, je n'en rencontre pas souvent. Votre érudition, votre humour, et surtout votre extrême gentillesse aidant, je ne pouvais que sympathiser avec vous.







Monsieur R., vous venez régulièrement à la librairie les bras chargés de livres provenant de votre bibliothèque, dans le but de nous les offrir. "Je n'ai plus de place... Mes livres envahissent notre maison... J'ai dû faire un tri... C'est dur de m'en séparer... Autant qu'ils soient entre de bonnes mains" me dites-vous à chaque fois, d'un air un peu déconfit. Mais cet air - déconfit - ne le reste pas longtemps: je sais que vous allez bientôt ressortir de la librairie la mine réjouie et les bras chargés de tous les nouveaux livres que vous n'aurez pas pu vous empêcher, entretemps, d'acheter.

En parfait bibliophage/bibliomane/bibliopathe (choisissez le terme que vous préférez), la question de la collection, de l'accumulation, du rangement de vos livres prend une place très importante dans votre vie. Votre maison est devenue une bibliothèque géante et fascinante; il y en a partout ou presque: du sol au plafond, dans chaque pièce et recoin de pièce. J'ai l'impression parfois que vous assemblez vos livres comme on assemble des briques: pour soutenir votre toit, ou construire un second mur. Madame n'est pas en reste d'ailleurs, avec son goût pour les livres d'Art, aussi passionnants que volumineux.






Monsieur R., vous connaissez ce petit livre, nous en avons parlé ensemble, il m'a tellement fait penser à vous: Des bibliothèques pleines de fantômes de Jacques Bonnet. Où l'auteur s'interroge, avec tendresse, sur cette passion de la lecture à la limite de la folie, et qui consiste à ne pas pouvoir se séparer - ou seulement au prix d'intenses souffrances - d'un livre lu, quitte à se retrouver à terme enseveli sous une bibliothèque faramineuse, qui s'étend et s'introduit partout comme le sable du désert, ou croît le long des murs et au sol telle une plante exubérante...

"(...) Nous possédions tous deux une bibliothèque monstrueuse de plusieurs dizaines de milliers d'ouvrages. Non pas de ces bibliothèques de bibliophile aux ouvrages si précieux que leur propriétaire ne les ouvre jamais de crainte de les abîmer, mais une bibliothèque de travail où l'on n'hésite pas à écrire dans les livres, à les lire dans son bain, et où l'on conserve tout ce qu'on a lu - livres de poche compris et les multiples éditions éventuelles d'un même ouvrage - ou que l'on a l'intention de lire plus tard. Une bibliothèque non spécialisée ou plutôt spécialisée dans tellement de domaines qu'elle en devient généraliste."

Dans ce genre de situation, le défi est, bien sûr, de ranger, classer, ordonner tous ces livres. Jacques Bonnet dans Des bibliothèques pleines de fantômes, fait intervenir un spécialiste en la matière: Georges Perec, qui a "jadis courageusement tenté d'énumérer les classements possibles de bibliothèques: alphabétique / par continent ou pays / par couleurs / par dates d'acquisition / par dates de parution / par formats / par genres / par grandes périodes littéraires / par langues / par priorités de lecture / par reliures / par séries."
Tâche dantesque et obsessionnelle, qui possède malheureusement ses limites, comme en témoigne l'expérience personnelle de l'auteur et de ses plus de dix mille livres. Celui-ci se tourne vers des classements plus insolites en se référant à divers traités: "...Ainsi, Christian Galantaris cite ce règlement d'une bibliothèque anglaise de 1863: La parfaite maîtresse de maison veillera à ce que les oeuvres des auteurs hommes et femmes soient décemment dissociées et placés sur des rayons séparés. Leur proximité sauf à être mariés ne saurait être tolérée." L'auteur cite également ce récit de Carlos Maria Dominguez, La maison en papier, où le héros adopte comme principe de rangement les "rapports affectifs", et s'efforce d'éviter de réunir sur un même rayon des auteurs qui ne s'entendent pas entre eux...  

"Il n'osait pas, par exemple, placer un livre de Borges à côté d'un volume de Garcia Lorca, que l'Argentin avait traité d'"Andalou professionnel"! (...) Et bien entendu il n'osait pas non plus placer un roman de Martin Amis à côté d'un roman de Julian Barnes, après que les deux amis se furent brouillés, ni ranger Vargas Llosa à côté de Garcià Màrquez".

La trame du roman d'où est tiré ce petit passage, La maison en papier - trame évoquée par Jacques Bonnet à plusieurs reprises dans son livre - m'intrigue d'ailleurs beaucoup: il y est, apparemment, question d'un bibliomane qui, devenu fou suite à la perte du fichier de classement de ses vingt mille volumes, finit par utiliser tous ses livres pour construire une grande maison, loin de tout, sur une plage isolée...
Monsieur R., je me suis promis qu'un jour, je retrouverai ce livre (épuisé), cette singulière et prometteuse Maison en papier, et vous l'offrirai. Elle semble tant vous correspondre. Ce sera ma contribution - ma brique - à la construction de votre Bibliothèque de Babel personnelle.






Pour finir, cher ami, je vous dois une confidence. En terme de bibliothèques, de collections, de possession ou de non-possession de livres, je suis aussi obsessionnelle que vous. Mais dans le sens inverse. Dans mes rêveries les plus audacieuses, ma bibliothèque (ou ma librairie) idéale ne serait constituée que d'UN SEUL livre. Le livre parfait en quelque sorte, qui trônerait, tel un Graal, au milieu d'une pièce entièrement vide... C'est d'ailleurs cette quête - la recherche éperdue du livre parfait - qui me sert de moteur dans mon quotidien de lectrice, qui me pousse à lire tout ce qui passe à ma portée.

... Et fort heureusement pour moi et pour ma soif de découvertes, je pense que c'est le genre de quête qui ne s'arrête jamais.



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Jacques Bonnet, Des Bibliothèques pleines de Fantômes. Editions Denoël, 2008 (en poche aux Editions Arléa)

Carlos Maria Dominguez, La maison en papier. Traduction de l'espagnol (Argentine) par Geneviève Leibrich. Editions du Seuil, 2004 (épuisé)


Images:
Michelle Lord, City Of The Immortals, Part 9
Erik Desmazières, gravure illustrant La Bibliothèque de Babel de J-L Borges

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