samedi 28 juin 2014


Ecrire un pont


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"Le sultan Bayazid deuxième du nom aimait les ponts.
Parmi tous les ouvrages d'art qu'il fit bâtir dans les vingt-quatre provinces d'Asie et les trente-quatre d'Europe qui composaient alors son Empire, on dénombre: un pont de neuf arches sur le Qizil-Ermak à Osmandjik; de quatorze arches sur le Sakarya; de dix-neuf arches sur l'Hermos à Sarukhan; de six sur le Khabour, de huit sur le Valta, en Arménie; de onze arches courtes et solides pour laisser passer l'armée près d'Edirne, sans compter tous les ponts de bois jetés au hasard des cours d'eau de moindre importance que rencontraient ses janissaires ou ses administrateurs.
Il mourut peu après avoir abdiqué en faveur de son fils Sélim, en 1512, en route vers Dimetoka, lieu de sa naissance, qu'il n'atteignit jamais; le poison administré par un sbire de Sélim, ou ces autres venins que sont la tristesse et la mélancolie, eut raison de celui qui avait rêvé d'un ouvrage signé Léonard de Vinci ou Michel-Ange Buonarroti à Istanbul: il rendit l'âme à proximité du village d'Aya, dit-on, sous son dais rouge et or, près de la pile d'un petit pont sur la route d'Andrinople, à l'ombre de laquelle on l'avait installé."


Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Editions Actes Sud, 2010 



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"Fallait-il encombrer la terre plutôt que le ciel? Fallait-il démontrer sa force, opter pour un ouvrage puissant, une combinaison de pièces massives, lourdes, tel le pont de Maracaibo? Fallait-il un ouvrage transparent, aérien, une construction où les structures concentrent la matière en peu d'éléments, une option de finesse, tel le viaduc de Millau? Fallait-il désenclaver une ville ou souder deux paysages, fallait-il surseoir à la nature, utiliser ses lignes ou s'y incorporer? le Boa ne sait pas, il veut tout. Il veut l'innovation et la référence, l'entreprise florissante, la beauté et le record mondial. Un homme se présente qui a la solution. Il se nomme Ralph Waldo, débarque de São Paulo, c'est un architecte à la fois célèbre et secret. Il entre dans la salle requise pour les auditions du concours, les mains libres et calmes le long du corps. Il décrit la forme qui ramasse les lieux: pour dire l'aventure de la migration, l'océan, l'estuaire, le fleuve et la forêt, la passerelle de lianes au-dessus des gorges et le tablier qui joue au-dessus du vide, il a choisi un hamac hautement technologique; pour dire la souplesse et la force, la flexibilité et la résistance aux forces sismiques, il a choisi un matelotage de câbles et des ancrages de béton massifs; pour dire la cité ambitieuse, il a choisi deux tours de métal enfoncées dans le lit du fleuve, gratte-ciel émetteurs de puissance et capteurs d'énergie; pour dire le mythe, il a choisi du rouge. Soit un pont suspendu d'acier et de béton. L'architecte annonce des mensurations comparables aux plus grands ponts suspendus de la planète, la plupart ponts d'estuaires ou de passes océaniques. Longueur: mille neuf cent mètres; travée centrale: mille deux cent cinquante mètres; largeur: trente-deux mètres; hauteur du tablier au-dessus de l'eau: soixante-dix mètres; hauteur des tours: deux cent trente mètres. Une folie de grandeur, comme un énorme désir dans un très petit corps. Or, Waldo l'affirme, la seule présence de ce pont au coeur de Coca fera paraître la ville plus grande, plus ouverte et plus prospère - un simple de jeu de proportions rapporté aux harmoniques de l'espace, la perception d'un franchissement plus que celle d'un pont, une singularité optique."


Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont
Editions Verticales, 2010








"Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane."


Philippe Rahmy, Béton armé
Editions de La Table Ronde, 2013 



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Images:
Esquisse Projet d'un pont pour la Corne d'Or, attribuée à Michel-Ange, reproduite dans le livre Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard
Photo extraite du film Sueurs froides (Vertigo) d'Alfred Hitchock (1958)



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