mardi 17 juin 2014


Carrère, Céline & Bouvier


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"Pour qui a toujours eu le sentiment d'exister, l'annonce de la mort est triste, cruelle, injuste, mais on peut l'intégrer à l'ordre des choses. Mais pour qui, au fond de lui, a toujours eu l'impression de ne pas exister vraiment? De n'avoir pas vécu? A celui-ci, le psychanalyste propose de transformer la maladie et même l'approche de la mort en une chance ultime d'exister vraiment. Il cite cette phrase mystérieuse, déchirante, de Céline: "C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que ça, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir."
(...) Je crois qu'il y a des gens dont le noyau est fissuré pratiquement depuis l'origine, qui malgré tous leurs efforts, leur courage, leur bonne volonté, ne peuvent pas vivre vraiment, et qu'une des façons dont la vie, qui veut vivre, se fraie un chemin entre eux, cela peut être la maladie, et pas n'importe quelle maladie: le cancer. C'est parce que je crois cela que je suis tellement choqué par les gens qui vous disent qu'on est libre, que le bonheur se décide, que c'est un choix moral. Les professeurs d'allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché. Je suis d'accord, c'est un péché, c'est même le péché mortel, mais il y a des gens qui naissent pécheurs, qui naissent damnés, et que tous leurs efforts, tout leur courage, toute leur bonne volonté n'arracheront pas à leur condition. Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c'est comme entre les pauvres et les riches, c'est comme la lutte des classes, on sait qu'il y a des pauvres qui s'en sortent mais la plupart, non, ne s'en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c'est comme dire à un affamé qu'il n'a qu'à manger de la brioche. Alors, que la maladie mortelle et la mort puissent être pour ces gens-là une chance de vivre enfin, comme l'affirme Pierre Cazenave, je le crois, et je le crois d'autant plus que, s'il faut tout avouer, à certains moments de ma vie j'ai été assez malheureux pour y aspirer. Je pense, écrivant ceci, en être très loin désormais. Je pense même, si présomptueux qu'il soit de le dire, être guéri. Mais je veux me rappeler. Je veux me rappeler celui que j'ai été et que sont beaucoup d'autres.  Je ne veux pas redevenir mais je ne veux pas non plus oublier ni traiter de haut celui que le renard dévorait et qui a commencé, il y a trois ans, à écrire ce récit.
Le Poisson-scorpion, le livre de Nicolas Bouvier que je lisais à Ceylan, se termine lui aussi sur une phrase de Céline, la voici: "La pire défaite en tout, c'est d'oublier, et surtout ce qui vous a fait crever.""


Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne
Editions P.OL., 2009








Il y a des livres qui "font du bien". Des livres qui apaisent, qui dépaysent, qui changent les idées en nous emmenant ailleurs, loin de notre quotidien. Des livres qui font rire, qui étonnent, de par leur ton, leur originalité, leur esprit.
Ces livres qui "font du bien", j'en lis beaucoup, d'abord pour mon travail, puisqu'en librairie je suis souvent amenée à conseiller des personnes qui cherchent des lectures faciles, amusantes, légères, qui leur fasse oublier ne serait-ce qu'un moment les difficultés de la vie. Ces lecteurs-là, assidus ou non, attendent simplement d'un livre, d'un roman, qu'il les divertissent. Je les comprends parfaitement, et fais de mon mieux pour leur trouver, tout en respectant une certaine exigence de qualité (on peut être divertissant sans être simpliste, c'est toujours bon de le rappeler) ce qu'ils cherchent.

Ces livres qui "font du bien", j'en lis beaucoup, ensuite pour mon plaisir, car je considère que cultiver l'humour et une forme de jubilation en littérature a quelque chose de salutaire (souvenir d'une amie libraire qui s'était exclamée, au cours d'une conversation: "On est tellement différentes toi et moi: toi tu n'aimes que les livres qui font rire, moi je n'aime que les livres qui font pleurer!").






Il y a des livres qui font du bien. Et puis, parfois, on tombe sur des livres qui sauvent la vie

Des livres, pour le coup, pas forcément très drôles, ni apaisants.
Des livres qu'on a mis du temps à ouvrir, qu'on découvre avec lenteur et précaution. 
Des livres à tel point justes et dénudés qu'ils semblent avoir atteint l'os même de la vie; qui semblent correspondre, de manière presque effrayante, à des angoisses que l'on peut soi-même vivre, angoisses dont on ne comprend pas l'origine, et suffisamment honteuses pour que l'on n'arrive pas à en parler. Des livres qui sont un écho suffisamment puissant à ces angoisses-là, pour qu'on se dise: "Cet auteur a eu un courage de fou pour écrire cela, alors à mon tour je vais trouver le courage de le lire."
Des livres qui ne font pas à proprement parler "du bien", mais qui ont le pouvoir de changer notre rapport au monde et à soi-même.
Des livres qu'on est incapable de résumer, tant est tenace cette impression que "tout y est".
Des livres qui résonnent comme une rencontre, parce qu'ils ont été découverts à un instant précis de notre existence, et dont on se dit qu'ils n'auraient peut-être pas eu le même impact si ils avaient été lus avant ou après cet instant.

D'autres vies que la mienne d'Emmanuel Carrère, livre découvert seulement ces jours-ci, qui parle de maladie, de mort, mais aussi et surtout du positionnement de soi face à la douleur de l'autre; ce livre donc, va sans doute faire partie de ma très petite liste de livres qui sauvent la vie. Dans cette très petite liste, on retrouve Voyage au bout de la Nuit de Louis-Ferdinand Céline, et Le Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier: deux livres que Carrère, justement, cite au cours de son propre récit. Impression de miraculeuse coïncidence, de vraie rencontre. Et le soudain rappel que oui bien sûr, ça peut être ça, aussi, la lecture: un trajet chaotique, qu'on entreprend à l'aveuglette, et dont on revient transformé.







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Photos extraites du film Nicolas Bouvier, 22, Hospital Street, film documentaire de Christoph Kühn, autour du séjour que Nicolas Bouvier effectua à Ceylan et qu'il raconta dans son récit Le Poisson-scorpion. 




2 commentaires:

  1. Bonjour Thérèse,
    Je suis tombé sur votre blog aujourd'hui en cherchant ce passage du livre de Carrère que vous citez. Je suis en train de le lire. Et j'y repensais à ce passage, beau, terrible. Il me parle. D'ailleurs j'ai écrit un texte qui s'intitule "La Chance de vivre" et cela me le fait voir un peu différemment, c'est troublant. Ce texte est devenu une chanson il y a peu et vous pouvez l'écouter là si cela vous dit : http://www.deezer.com/search/la%20chance%20de%20vivre

    Amicalement,

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  2. Ahah suis bête, vous vous appelez Clémentine ! Pardon.

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