vendredi 14 février 2014


Ron Rash, Andrus Kivirähk
et les serpents


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"Laurel repensa à une anecdote que Slidell avait racontée à son père. Un jour d'hiver, Ginny et lui avaient arraché une énorme souche de chêne dans son pré, et en-dessous se trouvaient une bonne cinquantaine de serpents à sonnette et de vipères cuivrées, noués en une grosse boule. Le sol était couvert de neige et Slidell avait expliqué que les corps sombres s'étaient séparés et mis à ramper sur cette blancheur, et qu'on aurait dit qu'il avait ouvert une faille dans l'enfer lui-même."



Ron Rash, Une terre d'ombre
traduit de l'anglais par Isabelle Reinharez 
Editions du Seuil (2014)






"J'étais tout excité. Même si j'étais souvent allé chez les serpents, je ne connaissais pas les terriers où ils hivernaient. (...) Maman, Salme, Oncle Vootele et moi, nous suivîmes deux gros reptiles à travers la forêt, puis nous empruntâmes un long passage en pente douce qui débouchait sur une grande salle toute chaude où il faisait noir comme dans un four. Mais c'était une obscurité agréable, douce et caressante. Nos yeux s'y habituèrent à une vitesse surprenante, et bientôt je distinguai de nombreux serpents confortablement roulés en boule.
Au centre de la pièce , il y avait une énorme pierre blanche. C'était sans doute justement grâce à elle que l'on voyait si bien dans la pénombre. Il n'en émanait pas à proprement parler de lumière, mais elle était si claire qu'autour d'elle l'obscurité se faisait comme transparente.
"Qu'est-ce que c'est que cette pierre?" demandai-je à Ints, qui rampait vers moi en remuant la queue pour me saluer.
"L'hiver, c'est elle qui  nous fournit notre nourriture. Il suffit de la lécher pour se rassasier. Elle est d'une grande antiquité, et pourtant elle a toujours la même taille. Essaie, lèche un coup, tu verras comme c'est bon!"
Je m'approchai de la pierre et léchai. C'était doux comme du miel, et je continuai jusqu'à me sentir complètement rassasié. C'était comme si j'avais mangé tout un élan.
"Tu n'auras pas faim avant plusieurs jours. C'est comme ça que nous passons la mauvaise saison. Nous léchons, nous sommeillons pendant deux ou trois jours, nous léchons de nouveau. Il fait chaud et il n'y a pas de bruit, le sommeil vient vite."
Nous nous installâmes, et je dois avouer qu'il me suffit de me coucher pour qu'une lassitude fort agréable s'empare de moi. Je tournai une ou deux fois sur moi-même comme un renard et m'endormis aussitôt.
De cet hiver, je n'ai que les souvenirs les plus merveilleux. Mes songes me nageaient autour sans jamais m'abandonner, même lorsque, dans un état de semi-inconscience, je me traînais jusqu'à la pierre blanche pour me nourrir, les yeux fermés et le corps tout engourdi. Dans les ténèbres familières, on entendait respirer des centaines de reptiles endormis; maman, ma soeur et mon oncle étaient quelque part au milieu d'eux; Pärtel et les autres transfuges semblaient n'être que des ombres qui se dissolvaient instantanément lorsque l'esprit, par hasard, se perdait en eux, et je n'avais qu'une seule pensée: qu'est-ce que c'est bon de dormir!"


Andrus Kivirähk, L'homme qui savait la langue des serpents
traduit de l'estonien par Jean-Pierre Minaudier
Editions Tripode (2013)







L'homme qui savait la langue des serpents et Une terre d'ombre: deux lectures miraculeuses, découvertes à un an d'intervalle - février de l'année dernière pour la première, ces jours-ci pour la seconde.

Deux livres où il est question - de manière très différente - de superstition, de fables, de magie, de guerre: de la puissance de la nature, de son âpreté, de sa sensualité; de la violence des hommes, de leurs croyances et leurs terreurs.
Deux livres où il est aussi question, au détour d'une page, du sommeil des serpents...

... de quoi donner presque envie de se retirer à son tour pour tout l'hiver, de se rouler en boule au fond d'un confortable terrier, en compagnie de reptiles somnolents, d'une pierre blanche au goût de miel, et de livres bien sûr, beaucoup de livres - pourvu qu'ils soient aussi enchanteurs que ceux précités.



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Images:
Gravure d'Ulisse Aldrovandi
Couverture du livre L'homme qui savait la langue des serpents: illustration de Denis Dubois (http://denisdubois.blogspot.fr/)





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